L’Allemagne expulse des réfugiés afghans pour faire place aux Ukrainiens

L’Allemagne expulse des réfugiés afghans pour faire place aux Ukrainiens

Des centaines d’Afghans qui ont fui les Talibans ont été expulsés alors qu’un flot encore plus important de réfugiés de guerre ukrainiens arrive.

Par Stefanie Glinski, journaliste et photographe qui rend compte des conflits et des crises humanitaires.

Source : Foreign Policy, le 20 avril 2022

Traduction : lecridespeuples.fr

BERLIN — Alors que Mariam Arween prenait son petit-déjeuner avec son mari et ses deux petites filles, quelqu’un a frappé à la porte. Un visiteur inattendu —un travailleur social— se tenait à l’extérieur, apportant des nouvelles encore plus inattendues : la famille doit évacuer sa maison pour accueillir de nouveaux réfugiés venus d’Ukraine. Pas de questions, pas de négociations, juste « dehors dans les 24 heures », leur a-t-on dit.

Arween, 33 ans, militante sociale et réfugiée afghane, est arrivée à Berlin fin janvier, fuyant les Talibans avec l’aide du gouvernement allemand après avoir reçu des menaces pendant deux années consécutives. Elle fait partie des centaines d’Afghans qui, dans toute l’Allemagne, ont été mis à l’écart pour faire place aux réfugiés ukrainiens nouvellement arrivés.

« Les expulsions n’ont volontairement pas été rendues publiques. Certaines personnes vivaient dans leurs maisons depuis des années et ont été arrachées à leurs structures sociales, y compris les enfants qui ont été déplacés dans des endroits éloignés de leurs écoles respectives », a déclaré Tareq Alaows, membre du conseil d’administration du Conseil berlinois pour les réfugiés, une collaboration de différentes organisations contribuant à améliorer les conditions des réfugiés dans la capitale allemande et à s’assurer que leurs droits sont respectés. Selon Tareq Alaows, le gouvernement justifie les expulsions en affirmant que les Afghans ont été expulsés des « centres d’arrivée » où ils ne devraient de toute façon rester que pour une courte durée. Mais certaines familles vivaient là depuis des années, tandis que d’autres vivaient dans des logements autres que les centres d’arrivée.

« Les conditions de vie de quelques personnes se sont améliorées, mais la plupart avaient peur de parler, de crainte que cela ait un impact sur leur statut d’immigré », a déclaré Alaows, expliquant qu’une dizaine de résidences avaient été vidées à Berlin.

Un Afghan de 30 ans, qui a demandé à ce que son nom ne soit pas divulgué, est également arrivé en Allemagne en janvier avec sa mère et ses deux jeunes frères, dont l’un souffre d’une maladie cardiaque. Il a déclaré qu’après l’expulsion de la famille du même complexe où Arween avait vécu, lui —le seul anglophone de la famille— a été séparé de ses frères et de sa mère et s’est vu proposer un logement dans un autre quartier de la ville. Alors que certaines familles ont été logées dans le genre de centre d’arrivée qu’Arween avait appelé sa maison au cours de ses premiers mois en Allemagne, d’autres ont vécu dans des logements ressemblant à des hôtels, tous payés par le gouvernement allemand.

« Bien sûr, ce n’est pas la faute des Ukrainiens, mais nous devons réfléchir à notre solidarité si elle ne vise que certaines personnes. Les derniers mois ont montré qu’un traitement différent des réfugiés est possible, et cela doit être systématiquement ancré dans notre société », a déclaré M. Alaows.

La décision a été prise par le département de l’intégration, du travail et des services sociaux du Sénat de Berlin, qui a fait valoir qu’elle était « fondée sur des considérations difficiles et nécessaires sur le plan opérationnel » et qu’il n’y avait pas d’autre solution car les Ukrainiens, dont de nombreuses femmes avec enfants, avaient besoin d’un toit et d’un lit.

« Nous regrettons que cela ait causé des difficultés supplémentaires aux familles afghanes [et que] les personnes concernées aient dû quitter leur environnement familier et, éventuellement, ne puissent maintenir leurs relations sociales qu’avec beaucoup de difficultés », a déclaré Stefan Strauss, l’attaché de presse du ministère. Il a déclaré que Berlin disposait d’un total de 83 structures différentes pour les réfugiés, hébergeant déjà quelque 22 000 personnes, mais que les Ukrainiens arrivant devaient être regroupés dans quelques centres d’arrivée définis afin de simplifier le traitement. M. Strauss a indiqué que les Afghans expulsés se voyaient attribuer d’autres logements « permanents » de qualité équivalente, avec des salles de bains et cuisines privatives et non plus communes.

Les choses ne sont pas toujours aussi roses.

Arween et sa famille ont déjà été déplacés deux fois depuis leur expulsion en mars et vivent désormais dans un ancien hôtel de la banlieue nord de Berlin, à Reinickendorf, qui est annoncé comme un refuge temporaire pour les personnes « sans domicile fixe » ; c’est le troisième logement de la famille en un mois.

« Assurer un logement permanent n’est pas l’objectif », affirme un post Facebook rédigé par le bureau du district de Reinickendorf à propos de l’hébergement, et les deux petites chambres avec une cuisine commune n’en ont certainement pas l’air. C’est tout de même mieux que la résidence précédente où la famille a été hébergée, où même les salles de bain étaient partagées et où Arween a rapidement découvert que certains des résidents avaient des antécédents criminels ; elle s’est inquiétée du fait que ce n’était pas sûr pour ses filles, l’une âgée de 5 ans, l’autre de 8 mois.

La famille vit maintenant principalement avec d’autres réfugiés, mais le directeur de l’établissement, Rädnitz, qui a refusé de donner son prénom, a confirmé que le logement est destiné aux personnes qui sont « involontairement sans abri ».

Le nouvel endroit n’est pas bon marché. Arween a montré une lettre détaillant le montant payé par le gouvernement allemand pour les deux petites chambres et la cuisine commune : 37 euros par nuit et par personne, soit environ 4 500 euros par mois, une somme exorbitante, même pour la capitale. Et l’on ne sait même pas combien de temps ils peuvent rester : la première résidence de la famille, un petit appartement-conteneur entièrement équipé, leur servait jusqu’à ce qu’ils puissent trouver leur propre appartement (difficile dans la capitale surpeuplée, même si le gouvernement allemand continue de payer ces frais) ; le séjour dans le nouveau refuge se termine à la fin du mois de juillet.

« Nous ne savons pas où nous serons envoyés par la suite », a déclaré Arween. « Ma fille Mahsa avait déjà obtenu une place en maternelle. Nous nous installions lentement jusqu’à ce qu’on nous dise de déménager. Depuis lors, je n’ai pas eu de chance de trouver de crèche proche avec une place. » Et alors que des travailleurs sociaux anglophones étaient disponibles pour aider à remplir les papiers d’immigration et à inscrire les réfugiés nouvellement arrivés à des cours d’allemand, aucune assistance n’a été fournie dans le nouveau refuge.

La première résidence de la famille —l’appartement-conteneur— était vide et déserte lors de la visite de Foreign Policy début avril, plusieurs semaines après que plusieurs familles ont été mises à la porte. Les travailleurs sociaux ont exprimé leur frustration quant au traitement réservé par le gouvernement aux Afghans, ainsi qu’aux autres réfugiés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

Ils ont souligné l’un des problèmes rencontrés par les Afghans arrivés en Allemagne après la prise de contrôle de l’Afghanistan par les Talibans en août 2021. La plupart des personnes cherchant la sécurité en Allemagne entrent dans le système d’asile, qui leur accorde une résidence temporaire qui est réévaluée tous les six mois. En fonction de la situation dans leur pays d’origine, les prolongations, et finalement l’asile, sont souvent refusés. Mais la plupart des Afghans évacués depuis le mois d’août dernier n’ont pas eu à passer par cette procédure et ont immédiatement reçu un permis de séjour de trois ans.

« Cela signifie que peu après leur arrivée, les Afghans sont tombés dans la même catégorie —et sont traités en conséquent— que les demandeurs d’asile qui ont obtenu l’asile et qui vivent déjà en Allemagne depuis des années, capables de parler la langue et de naviguer dans le système », explique un travailleur social sous couvert d’anonymat. « C’est pourquoi, même si Arween vient d’arriver ici, on ne lui a pas [proposé] la même assistance. D’après son statut d’immigration, elle devrait déjà vivre en Allemagne depuis des années », a ajouté le travailleur social.

Voir Nasrallah : la guerre en Ukraine a démasqué le racisme et l’hypocrisie de l’Occident

Avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Allemagne était le plus grand pays d’accueil de réfugiés en Europe, ouvrant ses frontières en 2015 à des personnes fuyant pour la plupart la guerre en Syrie. Plus de 1,24 million de réfugiés vivent en Allemagne, bien que la Pologne ait accueilli quelque 2,8 millions d’Ukrainiens dans les semaines qui ont suivi l’invasion du 24 février.

Lorsque les Talibans ont envahi la capitale afghane en août dernier, l’Allemagne a fait sortir par avion environ 5 000 personnes, pour la plupart des Afghans. « Depuis lors, le gouvernement allemand a encore évacué environ 4 000 personnes, et nous avons réussi à en évacuer 3 000 autres », a déclaré Theresa Breuer, cofondatrice de l’association à but non lucratif Kabul Luftbrücke. Cela porte à environ 12 000 le nombre total d’Afghans arrivés en Allemagne après la prise du pouvoir par les Talibans.

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Lena Mandolina (à gauche), 48 ans, et sa fille de 3 ans, Anja, arrivent d’Ukraine, avec leur ami allemand, à l’ancien aéroport Tegel de Berlin, le 30 mars.

Mais depuis le début de l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie, l’Allemagne a enregistré au moins 316 000 Ukrainiens fuyant la guerre. Berlin, dans l’est du pays, près de la frontière polonaise, est le premier point d’arrivée pour beaucoup d’entre eux et a enregistré jusqu’à présent 60 000 nouveaux arrivants. L’ancien aéroport Tegel de Berlin, déjà vide, est devenu depuis le plus grand centre d’arrivée de la ville pour les réfugiés ukrainiens, avec une capacité d’accueil de 2 600 personnes par nuit.

Tout comme la plupart des Afghans, seule une poignée d’Ukrainiens restera indéfiniment dans la capitale allemande ; la majorité se dirige vers l’un des 16 États du pays. Arween, qui est arrivée en Allemagne fin janvier, s’est enregistrée à Berlin, où elle détient désormais un permis de séjour de trois ans.

« Mon ancien patron a été tué à Kaboul, et après avoir reçu des menaces personnelles, j’ai toujours craint pour ma vie. Ma fille me demande sans cesse si les Talibans vont venir ici, et je peux enfin lui dire ‘non’. C’est la première fois que je me sens en sécurité, et je suis reconnaissante car l’Allemagne construit un avenir pour mes filles », a déclaré Arween depuis sa chambre petite mais lumineuse.

« Lorsque les premières images ont émergé d’Ukraine, j’ai pleuré pour son peuple. Je connais la guerre et ses horreurs. Je pleure encore pour eux. Je demande juste que nous soyons tous traités de la même manière. Un réfugié est un réfugié. »

Voir notre dossier sur la situation en Ukraine.

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