Kazakhstan : Gilets jaunes ou Soros boys ?

Kazakhstan : Gilets jaunes ou Soros boys ?

2022 commence en fanfare. Les émeutes relativement inattendues qui touchent le coeur de l’Asie centrale ne pouvaient qu’attirer le regard des observateurs du Grand jeu eurasien. Et conduisent déjà à des interprétations diverses et variées. Simple révolte populaire ? Tentative de révolution colorée manigancée par le Washingtonistan ? A moins que…

L’étincelle qui a mis le feu aux poudres (et aux stations-service) est le doublement du prix du carburant il y a quelques jours, faisant passer le prix du litre de GPL, utilisé comme carburant par de nombreux automobilistes, de 50-60 tenge à 120 (1 euro ≈ 500 tenge). Les manifestations se sont multipliées, la fronde a gagné toutes les villes du pays et d’autres revendications, plus politiques, ont commencé à se faire jour.

A vrai dire, nous n’avons ici ni plus ni moins qu’un copié-collé de la révolte des Gilets jaunes. Et ceci est important à garder à l’esprit, car il ne faut pas sous-estimer l’aspect purement local des choses avant de se précipiter pour y voir un nouvel épisode du gigantesque affrontement international.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le Kazakhstan est le théâtre de grandes manifestations à caractère socio-économique ; celles-ci éclatent même avec une admirable régularité tous les cinq ans. En 2011 à Zhanaozen, une grève générale des employés du secteur pétrolier a fait la bagatelle de 14 morts. En 2016, c’est une réforme agraire qui déclenche les protestations. Et aujourd’hui, la crise est à nouveau partie de Zhanaozen, petite ville décidément bien turbulente et qui n’est pas précisément la première idée qui viendrait à l’esprit pour imaginer une base de la CIA capable d’organiser une rébellion…

En réalité, le Kazakhstan n’a pas grand chose à envier aux pétromonarchies du Golfe pour ce qui est des inégalités et il n’est guère étonnant qu’avec son passé communiste, il voie de temps en temps fleurir des flambées de revendications sociales.

Mais évidemment, la position stratégique du pays, coeur de l’Eurasie, lien territorial incontournable entre l’ours et le dragon, attire irrémédiablement l’attention dès qu’il s’y passe quelque chose. Son rôle de pivot ferait baver d’envie n’importe quel stratège US dans la lignée de Mackinder, Spykman et Brzezinski, et il n’a pas fallu attendre longtemps pour que certains voient dans les événements actuels la main de tonton Sam.

Certes, en plus de tout ce que nous avons dit plus haut, d’ambitieux projets visent à faire du Kazakhstan une plaque-tournante énergétique et infra-structurelle entre la Chine et l’Europe sous la supervision russe, véritable cauchemar de qui vous savez. Certes, une partie des manifestants semble (les médias qui le rapportent ne sont pas neutres) vouloir remettre en question l’alliance avec le grand voisin du nord. Certes, ces événements interviennent à quelques jours de discussions cruciales entre Américains et Russes sur l’Ukraine.

M’enfin, l’empire n’est plus que l’ombre de ce qu’il était en Asie centrale, comme nous l’expliquions il y a deux ans :

Les années 90 ou l’âge d’or de l’empire. La Russie eltsinienne est alors au fond du gouffre, la Chine n’est pas encore ce qu’elle est devenue et la thalassocratie américaine peut rêver les yeux ouverts de s’implanter durablement au cœur même du continent-monde.

Elle soutient dès 1994 le séparatisme tchétchène menaçant de désagréger le Heartland russe tandis que fleurissent les projets de captation des richesses énergétiques de la Caspienne afin d’isoler Moscou. Le fameux BTC est conçu, véritable bébé de Brzezinski qui publie en 1997 son non moins fameux Grand échiquier : «Il est impératif qu’aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique. La mise au point d’un plan géostratégique relatif à l’Eurasie est donc le sujet de ce livre.»

Tout est dit. Ce plan n’est rien moins que monumental :

En mars 1999, au moment même où les premières bombes s’abattaient sur la Serbie et quelques jours avant que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ne deviennent membres de l’OTAN, le Congrès américain approuva le Silk Road Strategy Act, ciblant ni plus ni moins huit ex-républiques de l’URSS – les trois du Caucase et les cinq -stan d’Asie centrale. Derrière la novlangue de rigueur, le but était de créer un axe énergétique Est-Ouest et d’arrimer fermement ces pays à la communauté euro-atlantique. Dans le collimateur, même si cela n’était pas dit explicitement : Moscou et Pékin.

Mars 1999 ou la folie des grandeurs américaine… Europe de l’est, Balkans, Caucase, Asie centrale : la Russie serait isolée sur tout son flanc sud et l’Eurasie divisée pour toujours.

Un quart de siècle plus tard, Lisa Curtis, directrice du département Asie centrale et méridionale au Conseil de Sécurité Nationale, ne peut que constater les dégâts : «L’influence chinoise augmente sans cesse dans la région tandis que le poids de la Russie y est toujours aussi fort, ce dans toutes les sphères, politique, économique et militaire.» Puis vient la confidence, terrible pour les petits génies des années 90 : «Nous ne nous attendons pas à ce que la situation change et nous ne cherchons pas (plus ?) à rivaliser avec l’influence russe.» Dr Zbig doit se retourner dans sa tombe…

Pour Washington, c’est game over en Asie centrale et dame Curtis ne fait qu’entériner un état de fait. Qu’elles sont loin, les prodigieuses velléités impériales de l’âge d’or. Et ce n’est pas le sympathique voyage de Pompée au Kazakhstan et en Ouzbékistan qui changera quoi que ce soit, comme le reconnaît, désabusé, un autre think tank.

Si les -stan utilisent souvent ces rares visites américaines pour faire monter un peu les enchères vis-à-vis de Moscou et Pékin dans leurs négociations bilatérales, cela ne trompe personne et surtout pas les Etats-Unis.

La dégringolade américaine au coeur de l’Eurasie est irréparable, encore accentuée par le catastrophique retrait afghan, et l’on a tout de même un peu de mal à imaginer que la mêlée actuelle ait été téléguidée depuis Washington. La présence de l’Open Society sorosienne, réelle mais somme toute relativement anecdotique par rapport à son poids dans d’autres pays, n’y change rien et la première réaction officielle US est d’ailleurs assez neutre, allant jusqu’à condamner la violence et les destructions. Pas vraiment le son de cloche qu’on entendait pendant le Maïdan…

Il y a quinze mois, votre serviteur doutait fortement de l’implication US dans les incidents kirghizes. Il renouvelle ici sa position et se permet même de poser une audacieuse question allant encore plus loin : et si tout ceci ne bénéficiait pas en réalité à Moscou ?

Une fois n’est pas coutume, donnons la parole à l’imMonde qui, s’il ne pouvait s’empêcher quelques exagérations inévitables au long de l’article, rapportait avec à propos la récente scoliose des dirigeants kazakhs :

Loin de nous l’idée d’affirmer que le Kremlin aurait organisé la petite sauterie actuelle mais force est de constater que les manifestations tombent à point nommé pour recadrer les choses. Son pays plongeant dans le chaos, le président Tokaïev est obligé de quémander l’aide de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective d’obédience russe, et l’on ne parle soudain plus du tout du sultan dans les chaumières kazakhes…

Par le biais de Nikol Pachinyan (l’Arménie est présidente de l’OTSC cette année), qui retrouve au passage une posture internationale à laquelle il ne s’attendait peut-être pas de sitôt, la demande a été acceptée presque dans l’heure. Américains et Turcs n’ont pas eu le temps de placer un mot que déjà, des troupes russes et arméniennes sont en partance pour le Kazakhstan !

Si l’opération est théoriquement limitée dans le temps, certains russo-sceptiques craignent que la présence du contingent de la paix ne s’éternise et n’offre un boulevard à Moscou. Dans tous les cas, l’ours a posé sa patte et marqué résolument son territoire.

Adblock test (Why?)

Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu

À propos de l'auteur Chroniques du Grand Jeu

« La géopolitique autrement, pour mieux la comprendre... »Présent à l'esprit de tout dirigeant anglo-saxon ou russe, le concept de Grand jeu est étonnamment méconnu en France. C'est pourtant lui qui explique une bonne part des événements géopolitiques de la planète. Crise ukrainienne, 11 septembre, tracé des pipelines, guerre de Tchétchénie, développement des BRICS, invasion de l'Irak, partenariat oriental de l'UE, guerre d'Afghanistan, extension de l'OTAN, conflit syrien, crises du gaz, guerre de Géorgie... tous ces événements se rattachent directement ou indirectement au Grand jeu. Il ne faut certes pas compter sur les médias grand public pour décrypter l'état du monde ; les journaux honnêtes font preuve d'une méconnaissance crasse, les malhonnêtes désinforment sciemment. Ces humbles chroniques ont pour but d'y remédier. Le ton y est souvent désinvolte, parfois mordant. Mais derrière la façade visant à familiariser avec la chose géopolitique, l'information est solide, étayée, référencée. Le lecteur qui visite ce site pour la première fois est fortement invité à d'abord lire Qu'est-ce que le Grand jeu ? qui lui donnera la base théorique lui permettant de comprendre les enjeux de l’actuelle partie d’échecs mondiale.Par Observatus geopoliticusTags associés : amerique latine, asie centrale, caucase, chine, economie, etats-unis, europe, extreme-orient, gaz, histoire, moyen-orient, petrole, russie, sous-continent indien, ukraine

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You