Picasso, corps étranger

Picasso, corps étranger

L’image est simple et transparente, mais hypnotique. Sous le trait qui se veut innocent se cachent en réalité plusieurs couches de connaissance. Le tableau donne à voir un jeune homme à chapeau, un pinceau entre les doigts, qui retient sa main comme s’il avait été pris sur le fait, tout près de s’abandonner à la volupté de son art. Le sourire est malicieux, l’œil rieur et complice. C’est le visage de l’enfant-roi qui dit : « Oui, je le sais, ce “quelque chose” que je m’apprête à faire ne se fait pas, et cependant je le fais, pour ma propre joie comme pour la vôtre. » (Et pour le plus grand malheur de la Société.)

Le titre ? Le jeune peintre. L’auteur ? Pablo Ruiz Picasso, 90 ans.

L’ironie et la gaieté, le sourire par-delà le bien et le mal, la création qui ne s’excuse pas. La réintégration de l’enfant dans l’homme. Quelle plus belle marque de souveraineté que de renoncer, au crépuscule de la vie, à tous les attributs de la puissance pour ceux de l’enfance ? Mais l’enfance retrouvée du grand artiste ne saurait être la même que l’enfance courante. Picasso disait n’avoir jamais fait de dessin d’enfant : dès ses premiers balbutiements, il avait répondu aux nécessités de l’acte créateur. Les âges de la vie ne furent chez lui que les états intermédiaires d’un même mystère, destiné à se déployer au cours de l’existence dans un éventail de formes.

Au Musée national des beaux-arts du Québec (Picasso. Figures, été 2021), l’œuvre fut placée tout à fait à la fin. Les commissaires, plus inspirés que pour le discours sur la « diversité corporelle » et la « misogynie » dont ils ont cru devoir encombrer leur exposition, ont choisi de conclure sur une œuvre qui est un rappel de la royauté de l’artiste, un désaveu de toute forme d’embrigadement et d’art utile. En étaient-ils vraiment conscients ? J’aime quand la fidélité au gout désamorce les allégeances passagères de l’idéologie, fût-ce accidentellement.

Picasso fut toute sa vie un corps étranger, au sens littéral et métaphorique, comme le rappelle Annie Cohen-Solal dans son extraordinaire Un étranger nommé Picasso (Fayard, 2021). Fiché par la police comme un « anarchiste » dès son arrivée à Paris, vilipendé par les nationalistes en tant que « métèque » venu parasiter l’art français, par les nazis en tant qu’artiste « dégénéré » et par les communistes en tant que « blasphémateur » (son portrait de Staline), ignoré des musées nationaux et des bienpensants de la culture (le Louvre refuse Les demoiselles d’Avignon en 1929), l’universel Catalan ne fut jamais du côté de l’ordre moral.

L’idéologie change de masque et de vocabulaire, mais rarement de nature et de syntaxe. Une vérité traverse le temps, des débuts dans le taudis du Bateau-Lavoir jusque dans les luxueux musées du 21e siècle : l’art nait d’une errance et aboutit à une errance ; il ne se trouve nulle part chez lui ; tandis que l’artiste, quoique parfois célébré, sera toujours jugé coupable par la Société.

Cet article est d’abord paru dans notre magazine de novembre 2021. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

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À propos de l'auteur Le Verbe

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