À propos de « Terre et Liberté » d’Aurélien Berlan

À propos de « Terre et Liberté » d’Aurélien Berlan

Le livre de l’année, pour moi, et haut la main, c’est Terre et Liber­té d’Aurélien Ber­lan, qui paraît le 26 novembre pro­chain aux édi­tions La Len­teur (mais qu’il est d’ores et déjà pos­sible de pré­com­man­der chez votre libraire ou en ligne). Plus encore que le livre de l’année, c’est même une lec­ture essen­tielle, un futur clas­sique de la cri­tique éco­lo­giste, anti-indus­trielle, un must-have comme disent les anglais, un livre qu’on doit avoir (lu).

Auré­lien Ber­lan y sou­ligne com­bien « la dépen­dance (en pre­mier lieu maté­rielle) dans laquelle nous tient le capi­ta­lisme indus­triel » joue « un rôle cru­cial » dans l’incapacité ou la dif­fi­cul­té pour des luttes sociales consé­quentes de se for­mer. La terre entiè­re­ment pri­va­ti­sée, tous contraints de nous vendre sur le « mar­ché du tra­vail » pro­té­gé et impo­sé par l’État, la plu­part ain­si dépos­sé­dés des moyens et des savoir-faire néces­saires pour vivre de manière auto­nome, « nous sommes deve­nus vita­le­ment dépen­dants d’un sys­tème » qui détruit « les condi­tions de vie de la plu­part des êtres vivants. Tout en sachant qu’il mène au désastre, nous ne voyons pas com­ment en sor­tir : nous en sommes pri­son­niers, maté­riel­le­ment et men­ta­le­ment, indi­vi­duel­le­ment et collectivement. »

Para­doxa­le­ment, « cette extra­or­di­naire impuis­sance trouve en par­tie sa source dans ce qu’on consi­dère en géné­ral comme un for­mi­dable gain de liber­té des êtres humains », dans un déve­lop­pe­ment éco­no­mique dont on nous assure sou­vent « qu’il a per­mis notre éman­ci­pa­tion à l’égard des formes de domi­na­tion tra­di­tion­nelles et d’un grand nombre de contraintes maté­rielles. Même les prin­ci­paux détrac­teurs du capi­ta­lisme indus­triel, les socia­listes, n’ont pas vu dans son essor uni­que­ment un fac­teur d’oppression, mais aus­si de libé­ra­tion, d’affranchissement à l’égard du “règne de la nécessité”. »

Alors : « Com­ment carac­té­ri­ser cette idée de la liber­té par­ta­gée par tous les par­ti­sans du pro­grès indus­triel, qu’ils soient de gauche ou de droite, mar­xistes ou libé­raux ? Com­ment com­prendre qu’une si grande par­tie des popu­la­tions occi­den­tales soit au fond d’accord avec l’affirmation bru­tale de George Bush senior, selon qui “[notre] mode de vie […] n’est pas négo­ciable” ? » Quelle est cette « concep­tion de la liber­té, asso­ciée au mode de vie per­mis par le capitalisme ? »

Il montre alors que cette liber­té moderne « n’est pas celle que l’on croit : der­rière l’inviolabilité de la vie pri­vée que les pen­seurs libé­raux avaient mise en avant, et que la (contre-)révolution numé­rique bafoue dans l’indifférence presque géné­rale, il y avait une aspi­ra­tion plus fon­da­men­tale, celle d’être déli­vré des “néces­si­tés” maté­rielles et socio­po­li­tiques de la vie humaine. »

En effet, la « liber­té des post­mo­dernes », ain­si qu’il le for­mule, consiste dans le « fait d’être débar­ras­sé, exo­né­ré d’un cer­tain nombre de tâches pénibles liées à notre condi­tion d’“animaux poli­tiques”. Il semble que ces tâches soient de deux sortes. Soit il s’agit d’obligations poli­tiques au sens large, liées à la plu­ra­li­té humaine et à ce qui en découle : la néces­saire coexis­tence avec les autres, dont il est si dif­fi­cile de se pas­ser, mais qui sont tel­le­ment dif­fi­ciles à sup­por­ter. Soit il s’agit d’exigences liées à notre vie maté­rielle et phy­sique, c’est-à-dire à notre part ani­male, au fait que nous ne sommes pas de purs esprits, mais des êtres vivants qui res­sentent le besoin, le plai­sir et la souf­france, et sont sujets à la mala­die et la mort. »

En d’autres termes, il s’agit d’un « désir obses­sion­nel d’être déli­vré des pesan­teurs asso­ciées tra­di­tion­nel­le­ment à la condi­tion humaine », d’être, d’une part, « déchar­gés des néces­si­tés maté­rielles du quo­ti­dien, […] chro­no­phages et géné­ra­le­ment consi­dé­rées comme assom­mantes : se pro­cu­rer de quoi man­ger, boire et se chauf­fer, faire la cui­sine, le ménage, la vais­selle et la les­sive, s’occuper des per­sonnes dépen­dantes qui nous entourent (jeunes enfants, parents âgés, proches malades ou han­di­ca­pés, etc.), construire et entre­te­nir son habi­tat, etc. » & d’autre part « du poids des acti­vi­tés poli­tiques, avec ce qu’elles impliquent de conflits et de com­pro­mis avec les autres, d’assemblées inter­mi­nables et de “dis­cus­sions journalières” ».

Or « pour être déli­vré des néces­si­tés de la vie quo­ti­dienne, la seule voie reste de se défaus­ser sur les autres des efforts néces­saires pour satis­faire nos besoins, c’est-à-dire de leur faire faire les tâches cor­res­pon­dantes. Ce qui sup­pose de les y contraindre, par la force et/ou d’autres stra­ta­gèmes : en pra­tique, la déli­vrance maté­rielle passe par la domi­na­tion sociale. Elle en consti­tue même le signe dis­tinc­tif, plus sûr que la vio­lence phy­sique. Car une per­sonne en posi­tion de domi­na­tion peut ne jamais avoir à recou­rir elle-même à la force, soit parce qu’elle la délègue, soit parce que la conscience que la vio­lence plane au-des­sus de leur tête suf­fit pour que les domi­nés acceptent de prendre en charge une par­tie des besoins de leurs maîtres. Par contre, l’histoire montre que les domi­nants se sont tou­jours déles­tés d’un cer­tain nombre de tâches maté­rielles sur les groupes qu’ils domi­naient, qu’il s’agisse des femmes, des esclaves, des serfs ou des ouvriers. Ils leur font faire les tâches domes­tiques rou­ti­nières et les tra­vaux pénibles et, dans l’idéal, ils font faire le tra­vail de sur­veillance et de répres­sion de leurs subor­don­nés à cer­tains d’entre eux, qu’il s’agisse d’intendants, de contre­maîtres ou de poli­ciers, afin d’être déli­vrés éga­le­ment de ces tâches poli­tiques fas­ti­dieuses et pénibles. Domi­ner, c’est donc faire faire. Dans cette expres­sion, les deux occur­rences du verbe “faire” n’ont pas le même sens. Alors que la seconde désigne un “faire” réel, c’est-à-dire une acti­vi­té phy­sique (en géné­ral, cette occur­rence est rem­pla­cée par le verbe dési­gnant la pra­tique en ques­tion : faire laver ses vête­ments, construire sa mai­son, etc.), la pre­mière est en fait syno­nyme de “don­ner l’ordre de”. Celui qui “fait faire” les choses aux autres ne fait rien, il se contente de leur dire ce qu’il faut faire. En arti­cu­lant la ques­tion du com­man­de­ment à celle de la déli­vrance, cette expres­sion consti­tue la for­mule clef de la domi­na­tion sociale, qui repose tou­jours sur la sépa­ra­tion entre exé­cu­tants qui font et diri­geants qui font faire. »

C’est ain­si qu’en « met­tant le tra­vail des uns à dis­po­si­tion de ceux qui ont les moyens finan­ciers de se l’approprier, le mar­ché met de fait les pauvres à dis­po­si­tion des riches. C’est un dis­po­si­tif qui accroît le pou­voir de ceux et celles qui ont de l’argent, sur les choses comme sur les personnes. »

Somme toute : « À défaut d’avoir appor­té, enfin, la liber­té à toutes et à tous, la moder­ni­té occi­den­tale a en fait dif­fu­sé une concep­tion désas­treuse de l’émancipation dans laquelle l’exonération des tâches liées à la sub­sis­tance, qui a tou­jours carac­té­ri­sé les classes domi­nantes, a fini par éclip­ser l’objectif ori­gi­nel d’abolir les rap­ports de domi­na­tion sociale. Et en sou­te­nant, sur le plan de l’imaginaire, le déve­lop­pe­ment indus­triel, cette concep­tion est aus­si l’un des vec­teurs du désastre éco­lo­gique en cours. Voi­là pour­quoi la “ques­tion natu­relle” ne peut être sépa­rée de la “ques­tion sociale” : “Fin du monde, fin du mois, même combat !” »

Parce qu’en effet, cette aspi­ra­tion à la déli­vrance des néces­si­tés maté­rielles de la vie a tou­jours carac­té­ri­sé les classes domi­nantes, non les classes popu­laires (« les classes popu­laires ne vou­laient pas tant être déli­vrées du tra­vail que de l’oppression et du sur­tra­vail que les puis­sants leur impo­saient pour se déchar­ger, eux, des “basses tâches maté­rielles” »), non les socié­tés autoch­tones, tri­bales, de chas­seurs-cueilleurs, etc. Tous ceux-là aspi­raient et aspirent à un autre genre de liber­té, le seul digne de ce nom.

« S’émanciper, pour les classes popu­laires, ce n’est donc pas être libé­ré des tâches liées à la vie quo­ti­dienne, mais abo­lir les rap­ports de domi­na­tion. » D’où, à tra­vers l’histoire, ces « luttes récur­rentes pour la défense des biens com­muns et le droit à la terre », ces « ten­ta­tives pour aller cher­cher ailleurs ces condi­tions de la liber­té », qui « témoignent d’un désir de vivre sans maître, non d’être déchar­gé de la “néces­si­té” ».

« Pour nom­mer cette liber­té, nous par­lons sou­vent d’autonomie. Mais il ne s’agit pas seule­ment de “se don­ner ses propres lois”, comme le sug­gère l’étymologie. Sous ce sens juri­di­co-poli­tique, il y a désor­mais une signi­fi­ca­tion maté­rielle : “pour­voir à ses propres besoins”. Par­ler d’autonomie ali­men­taire ou éner­gé­tique, c’est en effet vou­loir reprendre ses condi­tions de vie en main, renouer avec les pra­tiques de sub­sis­tance qui ont carac­té­ri­sé les modes de vie des classes popu­laires occi­den­tales, notam­ment pay­sannes, jusqu’au milieu du xxe siècle — et qui carac­té­risent encore une par­tie de la popu­la­tion des pays du Sud. »

& « ce sont les éco­fé­mi­nistes de la “pers­pec­tive de la sub­sis­tance” qui ont for­mu­lé la concep­tion la plus abou­tie de la liber­té comme auto­no­mie. En reva­lo­ri­sant les acti­vi­tés de sub­sis­tance (la pro­duc­tion locale de biens des­ti­nés à satis­faire les besoins de celles et ceux qui les pro­duisent, par oppo­si­tion à la fabri­ca­tion indus­trielle de mar­chan­dises), elles rompent avec le désir de déli­vrance, qui abou­tit à faire faire à des sala­riés, des femmes ou des esclaves ce que l’on veut avoir sans se don­ner la peine de le faire soi-même. »

Pour ces écoféministes :

« L’émancipation des femmes ne consiste pas à se “haus­ser” à la concep­tion extra­ter­restre de la liber­té comme “dépas­se­ment de la néces­si­té”. Non seule­ment parce qu’un tel ali­gne­ment est un acte de sou­mis­sion intel­lec­tuelle (s’émanciper, est-ce suivre le modèle domi­nant ?), mais parce que cette idéo­lo­gie, en pré­ten­dant se his­ser au-des­sus de l’immanence de la vie, ne peut être que mor­ti­fère, en invi­tant à se nier comme être incar­né. L’émancipation fémi­nine consiste plu­tôt, pour [Maria] Mies, à faire redes­cendre les hommes sur terre, pour leur faire prendre conscience des réa­li­tés de la vie quo­ti­dienne et du fait qu’elles ne sont pas “exté­rieures” à eux, pas plus que nos corps ne nous sont étran­gers. Quitte à par­ler le lan­gage de la “néces­si­té” qui tra­ves­tit les choix de vie en don­nées iné­luc­tables, il faut donc aider les hommes à réta­blir une “rela­tion vivante” avec ces néces­si­tés, à les consi­dé­rer comme leurs néces­si­tés d’êtres vivants et non comme des néces­si­tés qui leur seraient impo­sées de l’extérieur. Une fois dépas­sé le déni de réa­li­té, il sera plus facile de par­ta­ger équi­ta­ble­ment le far­deau du quo­ti­dien, ain­si que les joies et les plai­sirs simples qui y sont liés.

Et il sera alors pos­sible d’imaginer une autre forme de liber­té — non pas une liber­té acos­mique basée sur la trans­cen­dance, comme chez Sartre, mais une liber­té dans le monde, comme chez Mau­rice Mer­leau-Pon­ty. Telle est la condi­tion pour ces­ser d’identifier la liber­té à la domi­na­tion, comme l’ont taci­te­ment fait la plu­part des phi­lo­so­phies de la liber­té, en la confon­dant avec la déli­vrance. Au-delà des femmes, ce geste éco­fé­mi­niste a donc une por­tée universelle. »

Il s’agit donc de « recons­truire des inter­dé­pen­dances per­son­nelles per­met­tant de des­ser­rer l’étau des dépen­dances ano­nymes, et ce dans l’égalité. L’autonomie ne consiste pas à se débrouiller tout seul, mais à s’inscrire dans un monde d’interconnaissance où les obli­ga­tions réci­proques et les règles par­ta­gées tissent des liens de soli­da­ri­té qui libèrent des formes de domi­na­tion impersonnelles. »

Il s’agit d’« assu­rer notre sub­sis­tance » nous-mêmes, c’est-à-dire « pour­voir à nos propres besoins, faire par nos propres moyens et vivre de nos propres res­sources » (des « prin­cipes qui ont régi la vie de l’immense majo­ri­té des humains jusqu’au milieu du siècle der­nier, même dans le monde occi­den­tal »). Ce qui implique de lut­ter contre les ins­ti­tu­tions et les sys­tèmes de domi­na­tion en place, impos­sible de construire d’autres mondes « sans lut­ter contre l’existant ».

« À l’image absurde de la conquête spa­tiale comme libé­ra­tion, il est temps d’opposer une concep­tion de la liber­té qui ne cherche pas à dépas­ser nos condi­tions de vie sur terre, mais à être com­pa­tibles avec elles. C’est-à-dire de nous éman­ci­per du fan­tasme de déli­vrance, pour récon­ci­lier terre et liber­té. Et à cette fin, nul besoin d’innover, mais de renouer avec la tra­di­tion cachée contre laquelle le fan­tasme de déli­vrance s’est impo­sé : la quête d’autonomie telle qu’elle a été por­tée par les subal­ternes qui ont su mépri­ser les modèles de vie alié­nants des classes dominantes. »

En espé­rant que ces quelques mor­ceaux choi­sis vous inci­te­ront à vous pro­cu­rer ce brillant ouvrage, dans lequel Auré­lien Ber­lan exhume et arti­cule très intel­li­gi­ble­ment les ori­gines, les tenants et les abou­tis­sants de l’enfermement indus­triel contem­po­rain, du pré­sent désastre socio-éco­lo­gique. Toute ten­ta­tive de remé­dier aux nom­breux maux des temps pré­sents appelle un diag­nos­tic appro­prié. Ce livre rela­ti­ve­ment court (200 pages), nous four­nit ce qui s’en rap­proche le plus (consti­tue, pour­rait-on dire, une solide pierre angu­laire pour l’é­di­fi­ca­tion d’une cri­tique consé­quente, une excel­lente base de dis­cus­sions, de réflexions, d’a­na­lyse des temps qui courent).

Aus­si, les cama­rades de Flo­rai­sons ont récem­ment réa­li­sé une inter­view audio d’Au­ré­lien dans laquelle il pré­sente les grandes lignes de ce livre. C’est ici (ou ici, décou­pé en quatre épi­sodes à écou­ter dans le bon ordre).

Auré­lien a par ailleurs récem­ment don­né une pré­sen­ta­tion à Tou­louse, dans laquelle il expose aus­si les prin­ci­pales thèses de son livre :

Le mot de la fin (un der­nier mor­ceau choi­si de Terre et Liber­té) :

« Si toute socié­té est struc­tu­rée par un cer­tain ima­gi­naire, nous ne chan­ge­rons pas la socié­té actuelle sans nous libé­rer du rêve qui la hante, celui d’être déli­vrés des néces­si­tés socio­po­li­tiques et maté­rielles de la vie humaine. Ce livre est une invi­ta­tion à rêver autre­ment. Alors, les chan­ge­ments révo­lu­tion­naires de vie et de socié­té que l’on com­mence à per­ce­voir comme néces­saires nous appa­raî­tront sous un autre jour : infi­ni­ment plus dési­rables que de conti­nuer à jouir d’une liber­té muti­lée dans un monde dévasté. »

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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