L’Allemagne s’offre une “polémique nucléaire”

L’Allemagne s’offre une “polémique nucléaire”

L’Allemagne s’offre une “polémique nucléaire”

• Les propos de la ministre de la défense Annegret Kramp-Karrenbauer sur l’utilisation du nucléaire contre la Russie, redoublés par une interview, provoquent de grands troubles dans le monde politique allemand. • Le probable futur chancelier, le SDP Mützenich, se voit effaré et assez mécontent des propos d’une ministre conservatrice qui “expédie les affaires courantes”. • Peut-être faut-il déchiffrer les jugements et les intentions de la ministre avant de trancher sur ses déclarations mais la polémique, elle, n’est certes pas une “affaire courante”.

L’Allemagne, en pleine transition gouvernementale avec un gouvernement à dominante SPD (+ ‘Verts’ et libéraux) en cours de formation, est confrontée à ce qui est qualifié d’« énorme controverse ». Il s’agit de la déclaration sur l’emploi de l’arme nucléaire contre la Russie de la ministre de la défense chrétienne-démocrate Annegret Kramp-Karrenbauer, – qui est pourtant passée dans le mode “expédition des affaires courantes”… Drôle d’“affaire courante” !

Comme on l’a lu le 24 octobre, il s’agit de l’idée de l’emploi d’armes nucléaires contre la Russie. Les détails de la déclaration sont restés ambigus, et d’une dangereuse ambiguïté, parce qu’il s’agit du nucléaire tactique, contrôlé par les USA et basé dans plusieurs pays européens, dont l’Allemagne, et la question de l’emploi “en premier” ou non semble rester pendante… Comme le rapporte par exemple ZeroHedge.com, à propos de la première intervention de Kramp-Karrenbauer après la réunion le 21 octobre des ministres de la défense des pays de l’OTAN à Bruxelles, puis d’une interview donnée quatre  jours après :

« Elle a déclaré que l'OTAN est “préparée” et prête à activer son arsenal nucléaire contre la Russie si celle-ci attaque un membre de l’alliance militaire. Il semble qu’elle ait plaidé pour une politique de frappe “en premier” contre la Russie, afin de dissuader toute future agression potentielle. […]

» [Puis elle] a déclaré dans une interview en début de semaine : “Nous devons faire comprendre très clairement à la Russie qu'en fin de compte, – et c'est aussi la doctrine de dissuasion, – nous sommes prêts à utiliser de tels moyens [nucléaires] afin que cela ait un effet dissuasif préalable et que personne ne puisse envisager, par exemple, des attaques contre des partenaires de l’OTAN venant de zones proches des États baltes ou en mer Noire”.

 » C'est l'idée centrale de l'OTAN et elle sera adaptée au comportement actuel de la Russie. En particulier, nous constatons des violations de l'espace aérien au-dessus des États baltes, mais aussi des attaques croissantes autour de la mer Noire”, a-t-elle ajouté. »

Ces commentaires soulignent et accroissent la tension entre l’OTAN et la Russie, dont on il est beaucoup question depuis que les USA (et donc l’OTAN) ont tout axé contre la Chine, laissant la Russie “de côté”, – ce qui, en fait, revient à justifier une pression accrue sur la Russie avec évocation d’emploi d’armes nucléaires. Ainsi va la logique otanienne, américaniste, et, semble-t-il, la logique des “affaires courantes” en Allemagne. Ainsi peut-on lire à propos d’un “nouveau plan directeur” chaleureusement embrassé par les ministres de la défense, qu’il s’agit de « se défendre contre toute attaque potentielle de la Russie sur de multiples fronts, réaffirmant l'objectif principal de l'alliance, qui est de dissuader Moscou malgré l'attention croissante portée à la Chine. »

Bien évidemment, les Russes sont furieux et convoquent l’attaché militaire de l’ambassade allemande, pour lui demander des explications sur les déclarations de Kramp-Karrenbauer. Cela attire l’attention sur elle et sur l’Allemagne, dans une occurrence qui a tout à voir avec une démarche peut-être bien « un peu provocatrice », comme dit une source, – ironique et indépendante, – à Berlin, qui ne manque pas d’affirmer qu’il y a eu un aparté en marge de la conférence, entre Kramp-Karrenbauer et l’imposant secrétaire à la défense des États-Unis Austin.

Cela explique, – puisque tout est sans surprise du côté américaniste et des porteurs d’eau otaniens, – que le point le plus intéressant est certainement la situation en Allemagne après les bruyantes sorties de Kramp-Karrenbauer, renouvelées et confirmées. Ces déclarations sont jugées « irresponsables » dans les milieux de l’ex-opposition en train de constituer un gouvernement, c’est-à-dire essentiellement des sociaux-démocrates du SPD. Le président du SPD et sans doute futur chancelier Rolf Mützenich s’est interrogé avec une certaine colère ou bien un ton entendu : « C’est pour moi un mystère : en parlant d’armes nucléaires, la ministre pensait-elle également aux armes nucléaires tactiques [US, bien entendu] stockées sur le sol allemand ? »

Le site ‘Euractiv.com’, déjà cité, expose, dans cette occurrence, à propos du président du SPD :

« Mützenich est particulièrement connu pour ses opinions pacifistes, ayant écrit sa thèse de doctorat en 1991 sur les régions dénucléarisées et plaidant régulièrement pour exclure le stationnement d'armes nucléaires américaines sur le sol allemand.

» “Je ne sais pas si le ministre a également pensé aux armes nucléaires encore stockées en Allemagne”, a déclaré Mützenich.

» On sait qu'une vingtaine de bombes nucléaires de différentes tailles attendent sur le sol allemand, sur une base aérienne de Rhénanie-Palatinat, en corrélation avec l’affectation d’armes nucléaires US aux pays européens de l’OTAN. »

Le même texte de ‘ZeroHedge.com’ nous informe que, ces derniers temps, des responsables allemands ont fait part de « leur profonde frustration d’être trop redevables à la politique étrangère et à l'aventurisme militaire de Washington à l'étranger, notamment après l'échec de la débâcle afghane et l’incapacité de l'OTAN à mener une évacuation sûre et efficace de l’aéroport de Kaboul en août. » Cette frustration est largement le fait du SPD, qui arrive au pouvoir (courant décembre, dit-on).

L’hypothèse que nous développons était effectivement mentionnée dans le texte du 24 octobre déjà référencé :

« On ajoutera pourtant qu’il y a peut-être une manœuvre politique intra-allemande. Kramp-Karrenbauer fait partie d’une équipe partante et perdante, celle de Merkel, en attendant l’arrivée de la coalition de centre-gauche à laquelle on prête (sans doute un peu vite ?) une certaine intention de mettre une sourdine aux accents guerriers et antirusses. La prise de position nucléaire de la ministre exécutrice des affaires courantes tend à enfermer autant que faire se peut l’Allemagne dans un jusqu’auboutisme antirusse. Gageons que le considérable Austin, toujours bien informé par la NSA, a mis la main à la pâte de cette louable entreprise qui occupe les autochtones de l’UE. »

On fera donc l’hypothèse que le Pentagone, dans le chef de son ministre, “resserre les boulons” du côté européen puisqu’il est proclamé que toute l’attention stratégique est portée vers l’Asie (la Chine). Tout en invitant ses membres à suivre cette directive, l’OTAN “gèle” le front russe en multipliant ses pressions et en agitant l’épouvantail de communication de l’option nucléaire, peut-être, sans doute, – on ne sait vraiment, – de frappe “en premier”, sorte de “dissuasion préventive” qui n’est pas vraiment du goût de tout le monde.

Les Russes, notamment, n’apprécient pas cette évolution puisqu’ils savent parfaitement que si le nucléaire est un “épouvantail” en matière de communication, il peut devenir simplement épouvantable en cas d’impair, d’accident, ou de provocation opérationnelle. Les Russes savent qu’ils ont en face d’eux des êtres étranges, complètement désinformés par eux-mêmes, incapables de négocier ni de mesurer la gravité des risques qu’ils prennent. L’OTAN s’en fiche puisque, comme l’a dit le vice-ministre russe des affaires étrangères, les Occidentaux « n’écoutent pas ce qu’on leur dit » ; nous dirions même : “n’entendent pas”…

Là-dessus, on comprend aussitôt quel est le nom des manœuvres en cours en Allemagne. La partie américaniste vivait tranquillement, sur une rente de soumission impeccable, avec l’équipe Merkel qu’on écoutait en ‘live’ et en direct grâce aux bons soins de la NSA. L’arrivée impromptu d’une nouvelle équipe qui est jugée coupable de tiédeur antirusse et d’arrière-pensées anti-nucléaires à moins de prouver rapidement son innocence, mérite donc toute l’attention de la direction politico-bureaucratique américaniste. On jugerait tout à fait logique que Kramp-Karrenbauer ait été choisie comme petit(e) télégraphiste portant le message du Pentagone aux nouveaux-venus. Cela devrait agir comme verrouillage de l’engagement allemand selon les consignes washingtoniennes.

Le problème ici est que le chef de la nouvelle équipe, Rolf Mützenich, a fort mauvaise réputation. Comme on a vu, il a montré par des travaux académiques qu’il n’est pas un partisan enthousiaste du nucléaire ; notamment du déploiement sur le territoire allemand de têtes nucléaires tactiques bel et bien américaniste. On verra si, comme d’habitude, tout cela rentre dans l’ordre otanien et américaniste, ou si, par un effet pervers de cette époque insaisissable et si étrange époque, on parvient à un effet de désaccord entraînant une intéressante polémique qui enflerait jusqu’à un point d’une sorte de mise en cause de l’ordre otanien. Dans ce cas également, comme dans celui des présidentielles en France, l’activisme du Système d’autant plus exigeant qu’il est aux abois et par conséquent décidé à conserver toutes ses positions met un peu plus à l’épreuve le modèle de McCulley explicité par Alastair Crooke :

« Nous nous trouvons donc aujourd'hui dans un état critique de ce que Paul McCulley appelle une “stabilité du déséquilibre”, où tous les acteurs s'efforcent de maximiser leurs résultats personnels et de réduire leur exposition aux risques déchaînant l’instabilité.  Mais plus le jeu se prolonge, dit Paul McCulley, plus il risque de se terminer par un violent déferlement, car les risques de l'instabilité ont plus de temps pour se renforcer dans leurs effets et l’état de stabilité du déséquilibre devient de plus en plus critique.

» Quel risque se déchaînera en se transmutant en instabilité en premier ? Encore une fois, il s’agit d’imprévisibilité… »

 

Mis en ligne le 27 octobre 2021 à 20H40

Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org

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