Entretien avec Jean-Pierre Turmel : A la croisée de Max Stirner, de Throbbing Gristtle et de Joy Division

Entretien avec Jean-Pierre Turmel : A  la croisée de Max Stirner, de Throbbing Gristtle et de Joy Division

Jean-Pierre Turmel est le co-fondateur et l’animateur de Sordide Sentimental, label précurseur défrichant l’avant-garde de la musique industriel, de la new-wave, du mouvement gothique et du néo-primitivisme. A ce titre il a publié de nombreux artistes cultes comme Throbbing Gristtle, Psychic TV , Joy Division, Tuxedomoon… Chaque objet, édité en série limité est composé à la fois de musique, d’image et de texte… Les textes obligent souvent le lecteur à faire le grand écart pour relier entre eux des symboles, des concepts fort éloignés les uns des autres. Extraits d’un entretien  paru dans le numéro 31 de Juillet/Août 2008.

Massification culturelle ?

La massification est relativement indépendante du système politique (capitalisme d’état ou capitalisme privé, démocratie ou dictature) elle découle mécaniquement de la taille des populations et de la société de consommation / spectacle. Ca n’est, dans l’immédiat, que par la culture qu’on pourra contrecarrer l’incidence de ce mouvement sur l’esprit des gens (c’est là ou se niche le problème). Logiquement ma vision de la culture n’est pas homogénéisée mais atomisée, elle met en avant la multiplicité, la diversité voire le contradictoire. Ce qui explique qu’il n’y ait pas une ligne éditoriale « Sordide Sentimental » (hormis celle de l’hétérogénéité bien sur) et que j’ai donc mis en scène la diversité de mes goûts, même les plus kitchs. Rien ne doit rentrer dans les cases ni sortir des moules.

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Art ?

Tout aussi logiquement que j’ai théorisé ma « non professionnalisation ». Refus de l’art comme moyen de subsistance…volonté qu’il reste le résultat du « temps libre », qu’il dépende le moins possible d’une société FORCEMENT MARCHANDE (« l’Art pour le peuple et par le peuple » des Maoïstes n’échappait pas à cette logique et était toujours , plus que jamais même, dans le domaine de la publicité). Refus que Travail et Art soient séparés, en précisant que dans ma pensée, NI L’UN NI L’AUTRE ne sont des valeurs, seulement des nécessités…Je me situe sur le plan d’un Art vécu comme besoin individuel et non considéré comme lieu d’encensement (sur ce point je me sens très proche du peintre anarchiste, anticlérical et antimilitariste, Clovis Trouille)

Esotérisme?

A propos de l’ésotérisme, je précise que ne croyant en rien (mais vraiment RIEN, ni dieu ni diable ! ) l’ésotérisme ne m’intéresse que pour les symboles qu’il véhicule. A ce titre je m’intéresse aussi aux symboliques chrétiennes et en général à tous les symboles d’où qu’ils viennent, sans aucun respect pour les dogmes qui les ont récupéré…et même avec une certaine délectation à les détourner, à jouer avec eux (les symboles).Mon « sérieux » n’est qu’apparent, tout comme lorsqu’il m’arrive de singer les publications universitaires.

Bien sur j’ai aussi le plus souverain mépris pour tout ce qui ressemble à une secte…Ironie suprême, mes écrits rédigés à la demande de Genesis P.Orridge pour le TOPY (ils sont dits par le Temple’s Spokeman dans la première K7 VHS de PTV) secte fictive au départ, sont devenus certains des textes fondamentaux du TOPY, maintenant secte bien réelle (poursuivant son existence sans Genesis P.Orridge). Je précise que je ne retrancherais pourtant, même maintenant, aucune ligne de ces écrits, c’est simplement le contexte qui fait qu’ils sont devenus des dogmes « sectaires », non leur contenu.

Mon texte fut également reproduit comme conclusion du texte fondateur de Genesis P.Orridge pour PTV et TOPY publié dans le n° 12 de VOX (juillet 1982). J’y suis crédité en tant que « Frater jpt ».

Max Stirner ?

Bien que les Anarchistes s’accrochent (désespérément) à STIRNER, il reste fondamentalement un individualiste, toute sa pensée est fondée sur l’EGOISME. Il est de ce fait très suspect et l’une des références des incroyables Libertariens (qu’ils soient de gauche ou de droite) .

Il m’a fortement impressionné par sa détermination a voir l’être humain tel qu’il est en non comme il devrait être. Son influence sur Nietzsche est indéniable, mais ce dernier est resté très secret sur ce point (sans doute lui est-il trop redevable ! ). Je pense aussi qu’Ayn Rand (égérie des Libéralismes américains) a repiqué l’essentiel de sa pensée à Stirner et je m’étonne que personne n’ait dénoncé ce plagiat (il est vrai que les américains ne connaissent pas Stirner). Lire « la vertu d’égoïsme », ça force à réfléchir.

Politique ?

Je voudrais d’abord affirmer que je doute toujours…et que mes convictions, sont finalement extrêmement provisoires. Je n’essaye pas d’être original, mais seulement de rester unique, étant en cela fidèle à Stirner, celui dont je reste sans doute le plus proche (même si ce n’est que très relatif) J’ai beaucoup évolué dans la mouvance anarchiste, sans y adhérer complètement…J’ai retenu « ni dieu ni maître » mais m’en suis éloigné à cause de leur rejet du vote à bulletin secret (non que ce soit le meilleur système démocratique, mais les autres sont pires). Ma sensibilité me poussait vers le social tout en rejetant le Marxisme (dès le début, et à fortiori dans les années 1960, il était patent que le marxisme ne pouvait mener qu’au totalitarisme pour moi)

Des Situationnistes j’ai retenu la Dérive et la Société du Spectacle…en rejetant bien sur leur attachement au marxisme. Proche de la revue Errata, je milite pour l’effondrement de toute idéologie (thème également développé à droite par Raymond Aron, qui n’a pas pressenti que le Libéralisme en deviendrait une) et me réfère plus à la « socialité » qu’au « socialisme » (commençons par ne plus nous revendiquer de tout ce qui se termine en « isme »). Le pragmatisme est la seule méthode que je pronne.

Un temps fasciné par la Révolution (comme pouvait l’être George Bataille : pour le plaisir) je m’en suis détaché non pas moralement mais pragmatiquement, ayant constaté qu’historiquement toutes les révolutions se sont mal terminées qu’elles aient engendré des monstres ou aient été liquidées dans le sang. Une révolution est quelque chose qui peut se produire dans une situation bloquée, mais en aucun cas ne peut être le moyen pour édifier un monde meilleur. A fortiori ce ne peut pas être un but.

A la nouvelle droite j’ai emprunté sa critique du Libéralisme, son attachement à la culture et à l’enracinement…et rejeté tout le reste. (…)

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Utopie ?

Ma passion ancienne pour la Science Fiction m’a très tôt entraîné à bien déterminer ce qui était du domaine du réel ou de la fiction (du rêve)) C’est un autre aspect de mes convictions : je ne suis pas du tout Rousseauiste, je ne crois pas que l’homme soit fondamentalement bon (ni mauvais d’ailleurs) et que ce soit la société seule qui le corrompt. C’est ce présupposé qui explique tous les échecs des pensées de gauche : l’être humain n’est jamais (et ne sera jamais) à la hauteur des idéalismes, malgré les camps de rééducation ou les purges massives. Il faut donc faire sans idéalisme et avec l’être humain tel qu’il est (et plutôt tel qu’on peut raisonnablement l’améliorer, par la culture principalement).

Meilleurs souvenirs ?

Quant au meilleur souvenir pour Sordide Sentimental, je me trouve dans l’incapacité de choisir, ce serait comme dire lequel de mes enfants je préfère (si j’en avais plusieurs).

Par contre si je quitte le champ strict des émotions et des sentiments, deux projets se détachent : Le CDV de Psychick TV (1987) d’abord : la technologie CDV mêlait celles du CD audio et celle plus ancienne du vidéo disque. Sur un CD de 12 cm on avait donc une partie audio et une partie vidéo (limitée à 5 minutes), une anticipation du DVD en quelque sorte. J’ai toujours été un passionné de sciences et de technologies, mais ce nouveau support représentait aussi un aboutissement logique pour Sordide Sentimental (Musiques + Images + Textes) suscitant ainsi en moi un double enthousiasme. Ce fut l’anticipation de la réalisation en 2005 du projet « EVIDENCE VIDEO ». A ma plus grande surprise je me suis retrouvé à produire le tout premier CDV édité en France (avant toutes les majors) et alors même qu’aucun lecteur n’était encore commercialisé ici.

Le deuxième projet se singularisant dans mon souvenir est celui du DVD de TEMPSION car il me permit d’aborder par le texte quelques obsessions philosophico – scientifiques qui perduraient depuis mon adolescence.

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Joy Division – Souvenirs 
de Jean-Pierre Turmel



« J’ai découvert Joy Division dès la compilation (« a factory sampler ») double 45t chez Factory records sur laquelle ils figuraient. C’était début 1979 et j’écrivis immédiatement à Tony Wilson pour le féliciter et lui dire toutes les affinités que son label avait avec Sordide Sentimental (le fanzine était déjà édité et nous préparions le premier 45t). Quelques années plus tard Tony Wilson lors d’une conversation téléphonique m’affirma que Sordide Sentimental avait été le tout premier label indépendant à l’avoir contacté.
 Throbbing Gristle s’étant produit à Manchester quelques mois après, Genesis P-Orridge montra à Ian Curtis avec lequel il avait une réelle amitié le 45t que nous venions de publier avec T.G. (le tout premier). L’objet suscita un vif intérêt chez Ian Curtis au point d’émettre l’idée de faire un disque avec Sordide Sentimental, dans le même esprit (disque objet avec textes et illustrations).
Lorsque le premier 33t de Joy Division (« Unknown Pleasures ») paru chez Factory, Rob Gretton le manager du groupe me l’envoya immédiatement. Ce disque acheva de me persuader de l’importance exceptionnelle de ce groupe. Comme d’autre part je venais d’annuler un projet avec un groupe américain qui avait malencontreusement changé de style, et que le texte que j’avais préparé (sur le thème de la lumière) pouvait parfaitement convenir à Joy Division moyennant  quelques développements supplémentaires, je proposai au groupe un projet commun, qui fut accepté. A cette époque le groupe avait encore une image très « moderne », mais je voyais dans leurs photos et j’entendais dans leur musique des échos du passé, des liens profonds avec le Romantisme allemand. J’expliquai mes thèses, et Ian Curtis acquiesça. (En fait nous n’avons toujours que très peu communiqué…comme s’il n’y avait rien d’autre à ajouter)

Il se trouve que l’un de mes meilleurs amis et qui fut en quelque sorte mon père spirituel, Jean-François Jamoul, était peintre, et très marqué lui-même par les artistes romantiques allemands. Lui demander de concevoir une couverture pour ce projet relevait de l’évidence. Il était prévu initialement que l’illustration de couverture serait au format A4 vertical, et que le nom Joy Division y serait inclus. Mais ce que Jamoul peignit était un paysage, de format horizontal…Le recadrer eut été faisable, mais envisager cette solution m’était impossible tant l’œuvre était impressionnante et forte.
Je décidai donc malgré le surcoût que cela impliquait de l’imprimer en entier, la partie gauche du tableau devenant le dos de la pochette. Y ajouter le nom du groupe ou le logo Sordide  Sentimental  m’était  tout  aussi  intolérable…comme  à  la  réflexion  une pochette
« énigmatique » (sans aucune information) conviendrait parfaitement au groupe et au texte que je préparais, j’optai pour cette solution.

Le groupe devant se produire sur scène à Paris aux bains Douches le 18 décembre 1979, il fut convenu entre nous que nous nous rencontrions ce jour là pour remise de la bande.
Sur un plan personnel cette rencontre restera associée à un évènement assez atroce. Danny Dupic ma compagne à l’époque était atteinte d’un cancer depuis un peu plus d’un an. Nous avions rendez vous le matin de ce jour là à Villejuif pour faire le point avec l’équipe médicale qui la suivait. On nous fit comprendre à demi mot que l’espoir de survie était extrêmement ténu (elle devait effectivement décéder en juillet 1980). On imagine donc aisément notre état de désespoir lors de la rencontre avec le groupe.
Cela ne pouvait pas faciliter la communication. Rencontre néanmoins parfaitement cordiale avec les membres du groupe et Rob Gretton dans une minuscule chambre d’hotel…Fascination silencieuse par contre avec Ian Curtis, dont le teint blafard et l’intensité du regard ne pouvait que confirmer mes thèses à propos du Romantisme du groupe.
Ce fut bref car tout le monde avait des obligations à respecter, mais nous eûmes cependant le temps de montrer le tableau que Jean-François Jamoul venait juste de terminer pour la couverture. Ian Curtis fut visiblement étonné (c’est le terme qui me semble le plus approprié) au point de dire qu’il souhaitait acheter le tableau…Je dus lui expliquer dans mon anglais hésitant, que Jean-François Jamoul venait de me l’offrir, et que vraiment je ne pouvais envisager de m’en séparer.
Le concert par lui-même fut extraordinaire, mais j’étais comme déconnecté, complètement anéanti par l’horreur des nouvelles sur l’état de santé de Danny.
Danny elle-même dépensa une énergie incroyable à s’investir complètement dans la prise de photos du groupe sur scène. Une dernière révolte contre la mort…Un étrange dialogue entre elle et Ian Curtis (l’une de ses photos est incroyablement prémonitoire)… Nous ne savions pas alors qu’en fait il la précèderait de peu vers la mort.

Jean-Pierre Turmel, Rouen, Juillet 2007

Ce texte a été publié dans le n° 49 d’ELEGY (aout / septembre 2007) à l’occasion de la publication d’un dossier spécial « Joy Division » pour la sortie du film « Control » d’Anton Corbijn. Il était accompagné de quelques photos prisent par Danny Dupic le 18/12/79 lors du concert Joy Division aux « Bains Douches ».
© Sordide Sentimental – 2007   http://sordide-sentimental.com

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À propos de l'auteur Rébellion

Rébellion est un bimestriel de diffusion d’idées politiques et métapolitiques d’orientation socialiste révolutionnaire.Fondée en 2002, la revue Rébellion est la voix d’une alternative au système. Essentiellement axée sur les sujets de fond, la revue est un espace de débats et d’échanges pour les véritables opposants et dissidents. Elle ouvre ses colonnes à des personnalités marquantes du monde des idées comme Alain de Benoist, David L’Epée, Charles Robin, Pierre de Brague, Thibault Isabel, Lucien Cerise … Rébellion se veut également un espace « contre-culturel » au sens large (arts, littérature, musique, graphisme).

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