Lorsque la foi débarque, la raison fout-elle le camp ?

Lorsque la foi débarque, la raison fout-elle le camp ?

Dans le but d’écrire des chroniques qui soient le plus inactuelles possible, je me suis lancé, depuis un certaine temps, dans la lecture d’ouvrages sur la quête du premier principe par les présocratiques, la contemplation chez Platon, le premier moteur des péripatéticiens, etc. Aux heures de loisir, je feuillète aussi des livres sur l’éducation hellénistique, la tradition patristique, la culture monastique et la science scolastique.

À vrai dire, je ne m’aventure plus que très rarement au-delà du XIIIe siècle. Et si le hasard des découvertes érudites me conduit parfois, accidentellement, jusqu’à la Renaissance, je ne m’attarde guère dans cette antichambre de la modernité philosophique. Je rebrousse chemin en direction des Anciens. Car je sens bien que l’humanisme de Pic de la Mirandole, avec sa « célébration de la liberté humaine comme indétermination », risque de me faire dégringoler jusqu’à l’existentialisme athée de Jean-Paul Sartre, pour qui – ne riez pas, ce ne serait pas gentil – l’existence précède l’essence. 

Vous le savez comme moi : une fois rendu à Sartre, on aboutit très vite à tous les phantasmes d’auto-engendrement dont l’époque actuelle est friande. C’est mécanique. Ça va tout seul. Le “On ne naît pas homme, on le devient” de l’humaniste de Rotterdam, une fois radicalisé à l’extrême et posé comme nouveau socle ontologique, ouvre la voie à l’idée de malléabilité presque infinie du matériau humain.

Or, quand je fais ce constat, il ne faut pas vous méprendre. J’aimerais bien, moi aussi, communier à l’enthousiasme général, à l’ébriété d’un présent ivre de lui-même et de ses capacités presque illimitées d’abolition des déterminismes.

Mais que voulez-vous, je n’y peux rien: le charme suranné qu’exerce sur moi l’idée de nature, et particulièrement de nature humaine, depuis mon premier cours de philosophie grecque, m’empêche de participer à l’euphorie collective et de m’associer sans retenue à l’entreprise démiurgique du bel aujourd’hui comme si je n’avais jamais lu les Hellènes. J’aurais pu m’acharner, lutter contre moi-même, mais j’ai décidé de ne pas aller à l’encontre mon inclination profonde. D’où ma résolution : il me faut être absolument inactuel, quitte à ce que mon capital de sympathie ne fonde.

Cette fois-ci, soyons inactuels avec cette chronique résumant un livre de Sébastien Morlet sur les rapports qu’ont entretenus christianisme et philosophie païenne à l’époque des Pères de l’Église. Rideau !

Des questions qui vous empêchent de dormir la nuit

Aux premiers siècles de l’ère chrétienne, les rapports du christianisme à la philosophie grecque ont-ils été surtout d’hostilité ou de sympathie ?

Ceux de la philosophie à la religion chrétienne peuvent-ils se résumer à l’expression d’un dédain franc ?

La foi chrétienne a-t-elle humblement tiré parti de la rationalité grecque pour l’élaboration de son propre discours ou s’est-elle surtout souciée d’affirmer sa supériorité sur la sagesse païenne, tantôt en mettant de l’avant sa spécificité « fidéiste », tantôt en revendiquant le titre de seule vraie philosophie ?

Les Pères de l’Église ont-ils reconnu une quelconque valeur à la tradition philosophique née en Grèce, et si oui, comment et à quelles fins se sont-ils approprié le bagage conceptuel hérité des penseurs païens ?

Quelle appréciation ont-ils eu des principaux courants philosophiques, comme le platonisme, le stoïcisme et l’épicurisme ?

Le christianisme a-t-il influencé l’évolution de la philosophie à l’époque où Plotin en faisait une mystique ? 

Autant de questions que Sébastien Morlet, spécialiste des textes de l’Antiquité tardive, prend le temps de bien poser, avant d’esquisser, pour chacune, citations à l’appui, une réponse détaillée, facilement compréhensible par le profane qui veut s’initier au sujet.

Ici, la qualité pédagogique du propos se double d’un souci constant de la nuance, en vue d’une juste appréciation des développements intellectuels propres à la tradition étudiée et à la période couverte. Une période lointaine, difficile d’approche sans doute, mais, en même temps, pas si étrangère qu’on pourrait le croire ; car les chrétiens s’y sont posé des questions que nous nous posons encore. Et d’abord celle du juste rapport entre philosophie (grecque) et religion (chrétienne).

Au début du christianisme, l’évolution de ces rapports s’est faite à travers une succession de positionnements et de repositionnements chrétiens, dont l’auteur nous restitue le mouvement d’ensemble au long de six chapitres, que l’on peut résumer de la façon suivante. 

Des réponses qui vous tiennent éveillés tard le soir

L’attitude première des chrétiens face à la sagesse païenne a consisté, dès les épitres de Paul, à se poser en s’opposant aux erreurs des philosophes (chapitre I). Ces derniers, tels Celse ou Porphyre, ont répondu aux chrétiens par une critique sans concession de leur doctrine et de leur livre sacré, quand ils ne les ont pas tout simplement ignorés, par mépris ou par ignorance du fait chrétien (chapitre II).

Mais bientôt, changeant d’approche, et reconnaissant une certaine valeur à la tradition grecque, le christianisme a voulu se présenter, dans l’œuvre de Justin entre autres, comme la vraie philosophie, comprise non seulement comme théorie, mais comme suprême art de pensée et de vivre (chapitre III). 

Avec Clément d’Alexandrie, les chrétiens ont affiné leur rapport à la philosophie, pour en affirmer l’incomplétude, certes, mais en lui reconnaissant en même temps une indéniable valeur, qui la leur a fait voir comme « une introduction, une préparation au christianisme » (p. 103) (chapitre IV). Dans la foulée de ce repositionnement, les chrétiens ont procédé à une relecture chrétienne des auteurs grecs, en cherchant par exemple avec passion les « points d’accord […] entre leur foi et la pensée de Platon » (p.134), quitte, parfois, à déformer les thèses du fondateur de l’Académie et à laisser leur doctrine se teinter exagérément de platonisme (chapitre V). 

Si le christianisme s’est de toute évidence laissé influencer par la tradition grecque, il est beaucoup moins facile de démontrer, à l’époque du néoplatonisme, une influence en sens inverse du christianisme sur l’œuvre de Plotin, même si l’idée que le christianisme, comme doctrine, a eu un impact significatif sur le développement de la philosophie païenne n’est pas à exclure totalement (chapitre VI).

Une vieille objection qui vous fait bâiller en plein jour

De l’examen attentif de l’évolution des rapports entre philosophie et christianisme à l’époque des Pères de l’Église, l’auteur tire la conclusion, et c’est la thèse générale de l’ouvrage, que le christianisme n’est pas réductible, malgré que la foi y joue un rôle capital, à un antirationalisme. 

Mais que faire alors, penseront certains, de la célèbre phrase de Tertullien, qui a écrit : « je crois, parce que c’est absurde (credo, quia absurdum) » ? N’est-elle pas l’expression parfaite de cet antirationalisme qui fait que là où le christianisme s’implante et s’impose, la raison recule nécessairement ?

Réponse de Sébastien Morlet : « Peut-être suffirait-il de dire que ce mot n’est pas de Tertullien […]. [Il] est en réalité la déformation d’un passage du traité Sur la chair du Christ (5, 4 : credibile est, quia ineptum est) et ne constitue en aucun cas une maxime générale contre la philosophie ».

En réalité, continue le patrologue, « Ce que Tertullien veut dire », c’est 1) qu’il faut aux chrétiens une théologie « qui ne limite pas la puissance de Dieu à ce qu’on peut raisonnablement en concevoir » et 2) « que la mort de Dieu est crédible justement parce qu’elle dépasse notre entendement » (p. 9-10).

Ce qui dépasse l’entendement ne va pas contre la raison, mais au-delà de la raison. On retrouve donc la thèse de la foi comme mode de connaissance, non pas infrarationnel, comme le pensent les détracteurs du christianisme, mais suprarationnel.

(article modifié le 25-04-21)


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Pour aller plus loin :

Sébastien Morlet, Christianisme et philosophie. Les premières confrontations (Ier-VIe siècle), Le Livre de Poche, 2014, 264 p. 

Source: Lire l'article complet de Le Verbe

À propos de l'auteur Le Verbe

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