« L’État nous pousse à agir comme la police » — Vanessa CODACCIONI

« L’État nous pousse à agir comme la police » — Vanessa CODACCIONI

Vanessa Codaccioni : «  L’État nous pousse à agir comme la police  »

Promouvoir la surveillance de tous par tous. Voilà ce que veut l’État, comme l’explique Vanessa Codaccioni dans son dernier ouvrage, « La société de vigilance ». Et en plus d’appeler les citoyens à la délation, il les surveille toujours plus en renforçant les pouvoirs de la police, comme l’illustre la loi de « sécurité globale ».

Ce samedi 16 janvier, près d’une centaine de marches des libertés devraient à nouveau avoir lieu en France, contre la proposition de loi relative à la « sécurité globale ». La mesure phare du texte, qui limite la diffusion des images des forces de l’ordre, devrait être remaniée. Reste un arsenal de dispositions pour, notamment, renforcer les capacités de surveillance des forces de l’ordre via la généralisation de l’utilisation des drones ou de caméras-piétons — des petites caméras portées par les agents pour filmer les interventions.

Autant de mesures qui font écho à ce que décrit la politologue et historienne Vanessa Codaccioni, dans son ouvrage paru début janvier, La société de vigilance. Autosurveillance, délation et haines sécuritaires (Textuel, 2021).

Signaler au commissariat que son voisin a reçu des invités en plein confinement ; rapporter à la police que son cousin s’est laissé pousser la barbe et va souvent à la mosquée ; inciter les enseignants à informer leur hiérarchie des propos « antirépublicains » d’un enfant… La chercheuse recense et analyse des pratiques de plus en plus encouragées par les gouvernements pour faire de chacun de nous un œil au service de l’ordre établi et promouvoir la surveillance de tous par tous.

Reporterre — Qu’est-ce qui vous a poussée à travailler sur la société de vigilance ?

Vanessa Codaccioni — J’ai fait le bilan de mes quinze ans de travaux sur la répression il y a trois ans, et il m’est apparu qu’une dimension était très importante mais sous-traitée : l’appel incessant aux citoyennes et aux citoyens à participer à la répression. Je constatais de multiples traces d’appel à la surveillance, à l’autodélation, à s’engager de manière plus ou moins pacifique au service de l’État, de la Nation, de la sécurité du territoire.

Ensuite, il y a eu les déclarations d’Emmanuel Macron, en octobre 2019, sur la nécessité de combattre ce qu’il appelait « l’hydre islamiste ». Il a utilisé le terme de « société de vigilance » et incitait à « repérer au travail, à l’école, les relâchements, les déviations ».

De quand date cet appel aux citoyens à participer à la sécurité ?

On retrouve dans l’histoire les appels à la délation et à la surveillance mutuelle dans tous les contextes de crise et de guerre, et dans les régimes autoritaires. Mais il se passe quelque chose de nouveau aujourd’hui : cet appel à l’autosurveillance, à la délation, est banalisé et se déroule en temps de paix. Il est insidieux et permanent.

La société de vigilance a commencé à se mettre en place à partir des années 1970. Des appels à la vigilance personnelle à des fins d’autoprotection se mettent en place. On disait aux gens : « méfiez-vous les uns des autres », « fermez votre porte à clé », « n’ouvrez pas à des inconnus ». Puis cela s’est véritablement développé à partir du début des années 2000, après les attentats du 11 septembre 2001. La rupture date de ce moment.

Où se développe cette société de vigilance ?

Évidemment aux États-Unis, mais aussi dans la plupart des pays anglo-saxons, dans les pays européens, et en Chine, qui mobilise à la fois surveillance étatique massive et autosurveillance.

La France n’en est pas au niveau des États-Unis et de la Chine, mais elle y vient. Par exemple, la reconnaissance faciale commence à être expérimentée. On est à un niveau élevé de surveillance étatique et d’appel constant à la participation citoyenne aux chasses aux sorcières.

En quoi la proposition de loi « sécurité globale » illustre-t-elle le développement de cette société de vigilance ?

Elle illustre un phénomène central, qui est le réagencement des types de surveillance par l’État. Il y a trois types de surveillance dans la société : la surveillance de l’État sur la population ; la surveillance de la société contre elle-même — les citoyennes et citoyens se surveillent les uns les autres — ; et la surveillance qui part des citoyennes et citoyens vers le haut, l’État. Cette dernière est une vigilance démocratique, valorisée depuis la Révolution française, et qui s’exerce par le biais de demandes d’explications publiques des décisions politiques, des demandes de plus de transparence sur les politiques publiques, etc.

Depuis plusieurs années, on observe que les gouvernements veulent renforcer les deux premières — la surveillance exercée par l’État et l’autosurveillance — mais veulent affaiblir le contrôle citoyen du pouvoir, des institutions, des agissements des agents de l’État. Dans le projet de loi « sécurité globale », on retrouve ces deux aspects : le renforcement de la surveillance de l’État sur la population avec l’utilisation de drones, de caméras-piétons, par les forces de l’ordre ; et, dans le même temps, la volonté d’empêcher de filmer les agissements de la police, et donc d’invisibiliser la répression.

Des décrets parus récemment étendent la possibilité d’inclure dans les fichiers de renseignement non seulement les activités des personnes mais aussi leurs opinions politiques, religieuses, syndicales, etc. Comment ces décrets s’inscrivent-ils dans le dispositif que vous décrivez ?

Le fichage des militants est quelque chose d’ancien. Je me rappelle avoir travaillé dans les cartons de la préfecture de police et avoir trouvé des fichages de tous les avocats anticolonialistes pendant la guerre d’Algérie. Donc cela s’inscrit dans une histoire, mais aussi dans deux processus actuels.

Le premier est le renforcement du caractère invisible de la répression. Toutes les formes de la répression politique sont aujourd’hui utilisées (répression des manifestations, procès, affaiblissement par le paiement d’amendes). Se renforce de surcroît la répression invisible : surveillance par les services de renseignement, écoutes, filatures, infiltration. On l’a vu notamment à Bure où les militants [antinucléaires] ont subi une surveillance propre à la lutte antiterroriste.

Le deuxième processus est la volonté d’omniscience de l’État. Il veut tout savoir, tout connaître et demande une transparence totale des citoyennes et citoyens. Les données politiques, religieuses, médicales, intéressent fortement certaines institutions, avec la multiplication des fichiers.

Quelles sont les cibles de cette vigilance ?

Celles que stigmatise le pouvoir central. Aux États-Unis, la population afro-américaine, historiquement l’objet d’une répression et d’une surveillance constante — notamment les leaders du mouvement pour les droits civiques, et aujourd’hui les militantes et militants du mouvement Black Lives Matter [« la vie des Noirs compte »]. En France, historiquement, les cibles sont les minorités racisées et notamment les arabes.

À partir des années 2000, avec la lutte antiterroriste, le regard et le profilage se sont orientés vers les musulmanes et les musulmans. Par exemple, aux États-Unis, les musulmans noirs sont particulièrement surveillés. En France, on cible les musulmanes et musulmans, réels ou supposés, en élaborant des guides de prévention de la radicalisation et en mettant en exergue des signaux plus ou moins faibles de radicalisation. Ils sont les principales cibles de cette société de vigilance, mais tout le monde peut être visé par ces pratiques de surveillance massive et intrusive.

Les gouvernements veulent renforcer, en plus de l’autosurveillance, la surveillance exercée par l’État.

À partir de quel moment devient-on une cible ?

À partir du moment où l’on dérange l’État, que l’on commence à contester l’ordre politique, économique ou social. Cela se combine avec la stratégie du bouc émissaire qui met la focale sur certains ennemis, pour continuer à gouverner par la peur. D’abord, il s’agissait des bandes de jeunes, dans les années 70, ensuite, cela a été les jeunes des quartiers populaires et les minorités racisées qui créent des émeutes dans les banlieues, et puis les musulmanes et les musulmans.

Un des outils de cette société de vigilance est la délation. Comment la développe-t-on  ?

J’ai montré qu’il y a des incitations positives et négatives. Du côté des incitations positives, il y a l’argent : on offre des primes pour les personnes qui dénoncent. Aux États-Unis, cela remonte à la période esclavagiste et du Far West, il y a une tradition de chasse à l’homme contre prime. On le retrouve aussi en Turquie, avec une liste d’individus et de groupes dangereux — dont le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] — mis à jour régulièrement.

La deuxième façon d’appeler à la délation est de la valoriser comme un devoir citoyen, civique. Ce n’est plus de la délation, c’est de la dénonciation dans le sens où c’est pour aider l’État, la population.

Et puis, il y a une troisième forme, très importante, d’incitation, qui consiste à lever tous les freins à la dénonciation. Aux États-Unis, après les attentats du 11 septembre, il y avait eu énormément de débats autour de la question : pourquoi les gens ne signalent pas plus ? Plusieurs freins ont été identifiés : la peur d’être désigné comme islamophobe, la peur de se tromper, et la peur des procès. Chaque fois, on essaye d’enlever ces freins, en garantissant l’anonymat de la personne qui dénonce par exemple, ou en incitant à faire remonter n’importe quelle information, qu’elle soit vraie ou fausse. Puis, on essaye d’obtenir l’impunité pour les personnes qui dénoncent, même si c’est une dénonciation malveillante.

Enfin, la dernière forme d’incitation est l’incitation négative, soit le délit de non-dénonciation. Il devient de plus en plus étendu, dans de plus en plus de pays du monde.

En France, notamment, la famille est appelée à dénoncer…

Exactement. En France, on a supprimé l’immunité parentale en cas de non-dénonciation de crime pour terrorisme. Ce que j’ai essayé de montrer est que la famille, de manière générale, est considérée comme responsable, coupable et est très stigmatisée depuis le début de la lutte antiterroriste. Car la famille, de sang ou choisie, est un lieu où l’emprise de l’État est moindre. Les gouvernements veulent entrer dans les derniers espaces d’intimité qui existent. Ils veulent s’attaquer aux liens amicaux, familiaux, militants, qui excluent l’État, et aussi aux professions qui préservent des domaines d’ombre à l’État comme les avocats, ou les travailleurs sociaux en Belgique, qui ont été contraints de dénoncer certaines personnes. On assiste à une attaque contre tout ce qui peut résister à la surveillance de l’État.

Que répondez-vous à ceux qui soulignent qu’il y a pourtant nécessité de démanteler les réseaux terroristes et d’empêcher les attentats, et donc qu’il est légitime de chercher à repérer les signes de radicalisation ?

Il y a deux réponses, sous forme de questions. La première : est-ce à la population de faire le travail de la police ? Qu’est-ce que cela induit, de demander à la population de faire ce travail ? Mon hypothèse est que c’est pour tenir les citoyennes et citoyens, les contraindre à créer du lien avec les institutions de répression et donc à agir avec la police, à penser comme elle.

La deuxième question : est-ce qu’on nous demande de surveiller toutes les formes de radicalisation ? Avons-nous des guides de signes faibles en ce qui concerne le terrorisme d’extrême droite, par exemple ?

Cela éclaire le profilage, la hiérarchisation, la priorisation des menaces. Cela témoigne aussi de ce que l’on veut faire faire à la population, c’est-à-dire la diviser, l’isoler, la séparer, contraindre les gens au repli sur soi. Développer des formes de haine sécuritaire contre les minorités racisées.

Quelles sont les conséquences de cette incitation à la surveillance de tous par tous sur le vivre-ensemble ?

L’objectif est véritablement d’isoler les individus, d’empêcher toute forme de solidarité et de faire de l’autre une menace. Cela accroît le contrôle de l’État, légitime son action de répression et sa domination sur la population.

Les mesures de lutte contre le Covid-19 renforcent-elles cela ?

La pandémie de Covid, avec les atteintes aux libertés individuelles – justifiées par la très forte mortalité – accroît beaucoup de phénomènes : l’isolement, les appels à la responsabilité des citoyens et à la surveillance mutuelle.

Je pense à la police italienne qui a appelé les citoyennes et citoyens à dénoncer les personnes qui ne respectent pas le confinement via des applications mobiles, c’est aussi arrivé en Angleterre récemment.

Vous faites le lien entre le société de vigilance et néolibéralisme. Quel est-il ?

L’avènement d’une société néolibérale fait de chacune et chacun des consommatrices et des consommateurs, des individus égoïstes, qui doivent aller de l’avant, s’adapter continuellement, prendre des risques, les peser et sont responsables dans tous les domaines, y compris dans celui de la sécurité. C’est à chacune et chacun de s’équiper – en assurance antivol ou en caméras de vidéosurveillance – et d’assurer la sécurité de la Nation, du territoire. C’est la start-up nation de Macron appliquée au domaine sécuritaire.

Cela rend les citoyennes et citoyens responsables de ce qui ne fonctionne pas. C’est ce que l’on a vu dans le cas du Covid : on nous explique que si on a été confinés, ce n’est pas en raison des défaillances du gouvernement, mais parce que les gens se sont mal conduits. On culpabilise, on infantilise, les citoyennes et les citoyens, ce qui permet dans le même temps, de déresponsabiliser l’État.

Comment réagir à cette société de vigilance, empêcher le délitement des liens et le règne de la peur ?

Il faut se réapproprier cette notion de vigilance, pour la mobiliser à des fins d’entraide de solidarité.

Je pense par exemple aux colleuses d’affiches féministes [qui placardent des messages dénonçant les violences faites aux femmes sur les murs des villes], qui témoignent d’une solidarité avec toutes les victimes de violences sexuelles, conjugales, de féminicides. Je prends aussi l’exemple des mouvements d’autodéfense, cités par [la professeure de philosophie sociale et politique] Elsa Dorlin [1], qui certes répondent à des injonctions sécuritaires mais qui se réapproprient la vigilance à des fins de solidarité et d’entraide et de restauration de la dignité. Par exemple, le Black Panters Party proposait aux gens de se regrouper pour assurer leur propre sécurité face aux menaces, celles de la police souvent.

Il faudrait également, évidemment, que l’on évite de participer aux traques punitives de l’État. Et aussi que chacun d’entre nous lutte contre ses peurs, ses désirs de répression, évite d’appeler trop rapidement à l’incarcération d’untel ou untel. C’est très dur.

Filmer la police, est-ce une autodéfense ?

Je ne sais pas si c’est de l’autodéfense, en tout cas c’est de la vigilance populaire face aux agissements de l’État, ce que veut absolument empêcher le pouvoir politique aujourd’hui. Le copwatching, littéralement la « surveillance des flics », est une forme de vigilance qu’il faut absolument mobiliser, car cela peut avoir des effets très importants, sur les comportements policiers peut-être, et surtout pour les familles et les victimes de violences policières pour contrecarrer le récit policier.

Propos recueillis par Marie Astier

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

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« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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