La « cancel culture » : digne produit de l’identité néolibérale

L’auteur est étudiant à la maîtrise en Science politique à SciencesPo Paris

B.A. Philosophie et science politique, Université de Montréal

Comme nombre d’enjeux de notre époque, la « cancel culture » dans nos universités ne se comprend pas en dehors du néolibéralisme qui, en faisant régner en roi l’individu, imprègne tous les aspects de nos vies et disloque activement le lien social. À bien des égards, elle n’est qu’un symptôme de l’esprit intéressé du temps.

Nous parlons beaucoup, ces derniers temps, de cette fameuse « cancel culture » qui nécroserait nos universités. Si l’évaluation du problème, que l’on posera ici comme réel, suit les divisions idéologiques usuelles de l’univers médiatique québécois, personne ne semble se questionner sur son aspect pourtant le plus intéressant : ses causes. En effet, comment en vient-on à croire que nos sentiments et notre confort personnel ont droit de cité dans l’Académie ? Comment se fait-il que nous soyons si certains de l’importance de notre individualité pour ériger celle-ci contre l’idéal du savoir libre et critique ?

Afin de répondre à ces questions, commençons par souligner ce qui est censuré ou « cancellé ». On remarquera alors qu’il ne s’agit jamais d’idées de nature économique, voire proprement politique. Sont laissés tranquilles autant capitalistes convaincus que marxistes acharnés. Dans la même veine, ne sont pas censurés critiques ou partisans du militarisme. Les écologistes ou anti-écologistes ont également la conscience tranquille. Non, apparemment, la censure n’émerge que lorsqu’il est question, de près ou de loin, de l’identité et, a fortiori, de certains groupes marginalisés dans nos sociétés.

La controverse autour du « mot en n » concernait évidemment l’identité afro-américaine, l’appel à la « cancellation » de J.K. Rowling concernait les communautés LGBTQ+, la récente polémique autour de Denise Bombardier au Salon du livre de Québec touchait les Premières Nations, et cetera. Bref, le bât ne commence à blesser que lorsqu’on touche à l’identité. On peut dès lors se demander : pourquoi l’identité est-elle si explosive aujourd’hui ?

On pourrait répondre, avec d’autres auteurs, que celle-ci est devenue le cheval de bataille de la gauche depuis sa défaite face à un capitalisme hégémonique. Personne ne remettant plus, véritablement, en question l’hégémonie du marché aujourd’hui, la gauche devait se trouver un nouveau combat. Si ceci a du vrai, et qu’il semble bien y avoir matière à distinguer deux gauches contemporaines, une matérialiste, l’autre identitaire, on peut voir encore plus loin en constatant le « mode » sur lequel se réalisent les appels à la censure : celui du « je-me-moi ». Il ne s’agit plus de défendre, par exemple, les intérêts de classe, c’est-à-dire communs, d’un prolétariat asservi par la classe patronale, il s’agit au contraire de protéger le confort individuel, de ne pas « blesser » ou « choquer » une personne dans ses convictions et dans son identité. Et, ne nous leurrons pas, la « cancel culture » doit être rigoureusement distinguée de mouvements collectifs tels que Black Lives Matter.

Cette remarque est importante, puisqu’elle nous permet de constater le caractère, symptomatique des maux de notre temps, de la « cancel culture ». Celle-ci est en effet, à bien des égards, l’épiphénomène d’une longue transformation qui, au cours des dernières décennies, vit triompher cette « nouvelle raison du monde » qu’est le néolibéralisme. Si le terme est employé à tort et à travers, il réfère sommairement au mouvement croissant de privatisation de nos existences dans une logique de marché où tout se vaut, où l’individu et ses préférences personnelles sont tout puissants. La société, la communauté, l’appartenance forte à une histoire qui nous transcende et nous constitue, tout cela doit être rejeté au profit des seuls intérêts intéressés de l’économie. De toute manière, comme l’a bien résumé le TINA de Margaret Thatcher, there is no society.

Évidemment, une telle compréhension du social, pour les groupes longtemps marginalisés (et pour les individus supportant mal la contrainte), a quelque chose d’absolument exaltant puisqu’en même temps qu’elle sape la société, elle sape toute morale et toute répression en valeur. Le néolibéralisme n’admet aucune conception de la vie bonne. C’est peut-être pourquoi le grand penseur français Michel Foucault, dans son cours du Collège de France consacré au sujet, en proposait une évaluation si ambiguë. Mais perdre la richesse du social est un bien cher coût à payer pour l’acquisition d’une individualité affranchie de toute contrainte extérieure.

Par-delà ces enjeux, on voit toutefois bien à quel point le devenir hégémonique de l’identité dans nos universités, et la « cancel culture » qu’il stimule, joue le jeu du néolibéralisme et des apôtres du marché. En effet, ne pourrait se dresser contre ceux-ci qu’une collectivité forte et solidaire, soudée par ce qui nous rassemble — la citoyenneté, la langue, l’amour de notre chartre de droits, etc. Une telle collectivité implique nécessairement un pluralisme d’idées, d’opinions et de valeurs en son sein, et l’acceptation de la valeur de ce pluralisme. Une telle collectivité présuppose que l’on reconnaisse que l’autre pourrait avoir raison. Elle nécessite des individus poreux et ouverts à autrui, dans toutes leurs différences. Contre cette collectivité, d’ailleurs nécessaire à toute démocratie, la « cancel culture » de l’identité néolibérale nécrose le corps social et universitaire en stimulant l’apparition d’une collectivité composée d’autant d’huitres perlières refermées sur les perles sacrées que leurs identités individuelles. Et le commun se meurt.

Certains ont remarqué avec cynisme que l’émancipation de la femme, depuis les années cinquante, avait fait le beau jeu du Capital qui nécessitait, de toute manière, une nouvelle force de travail et de nouveaux consommateurs. Il serait tragique que sept décennies plus tard, alors que les enjeux que nous devrons affronter collectivement, notamment la crise climatique, sont d’une ampleur nouvelle dans l’histoire de l’humanité, « cancel culture » et politique de l’identité fassent le beau jeu du néolibéralisme. L’enjeu, c’est toute la société. Et toute la société, c’est le devenir de nos luttes.

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