L’imposture décoloniale

L’imposture décoloniale

En 2014, la philosophe Bérénice Levet publiait La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges, analyse au scalpel des délires théoriques néoféministes. Au début de son ouvrage, elle avouait avoir longtemps regardé la théorie du genre avec amusement et indifférence, en considérant qu’un tel galimatias n’avait aucune chance d’infuser la société, puis avouait avoir mésestimé son pouvoir de colonisation mentale. C’est à une constatation similaire que se livre ici Pierre-André Taguieff, à propos des théories décoloniales.

Ces prétendues théories, en ébullition depuis les années 1980, ont peu à peu pris pied dans le débat public jusqu’à trouver une certaine forme de respectabilité universitaire dans un climat mêlé de peur et de compromission. Ainsi, les idéologues décoloniaux ont pris le contrôle d’une partie des sciences sociales, multiplié les revues académiques autoréférentielles, les recherches non reproductibles et remplacé le débat nuancé par l’activisme militant, le tout donnant progressivement forme à ce que Taguieff nomme le « gauchisme culturel académique contemporain ». Il y avait une question raciste, il y a désormais une question antiraciste car c’est un nouvel espace de l’extrémisme politique qui a progressivement imposé sa présence, via des groupuscules néo-progressistes identitaires et racialistes persuadés d’incarner le camp du Bien face à ce qui ne saurait être autre chose que le camp du Mal.

C’est aux États-Unis, dans les départements de littérature comparée des campus de la côté Est que les penseurs de la French theory sont devenus une arme néo-identitaire pour tout une frange de militants investissant les notions de race et de genre : théorie du postcolonialisme d’Edward Said (1978), théorie de l’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw (1989), théorie queer de Judith Butler (1990)…Une nouvelle « critique radicale » investissant les outils théoriques de la « déconstruction » – mais aussi les théories tiers-mondistes d’un Franz Fanon, grande figure des études postcoloniales – pour entrer en guerre symbolique contre l’Occident et « l’homme blanc ». Cette épopée a paradoxalement conduit à réinventer la « race », non pas comme entité génétiquement définie, mais comme « construction sociale ». Pierre-André taguieff y consacre un sous-chapitre : « Le paradoxe constitutif : racialiser au nom de l’antiracisme ».

Pour Pierre André Taguieff, ce tournant identitaire et cette « fierté » raciale, ethnique et culturelle sont devenus en France un phénomène significatif au cours des années 2000-2020. Et le philosophe d’ajouter : « Un phénomène porteur de conflits, en raison de l’intrication des questions posées par la propagation d’un islam identitaire, les attaques contre la laïcité, le malaise persistant à propos de l’immigration et le culte ambigu de la « diversité » professé par les gauches comme par les droites libérales. » A ce titre, l’auteur rappelle que les antiracistes universalistes se montrent parfois aveugles devant « le fait que la haine la plus répandue est désormais la haine de l’Occident – supposé colonialiste, raciste, impérialiste -, et plus particulièrement celle d’un type humain érigé en symbole de l’Occident maudit : « l’homme blanc ». »

Cet antiracisme décolonial est une sorte de nouvelle métaphysique. Ainsi du « racisme systématique », notion plaintive et décousue sans rigueur méthodologique, qui permet de criminaliser collectivement des gens en les accusant d’arrière-pensées potentielles au nom de leur appartenance à une superstructure essentialisée. Taguieff cite à propos la définition qu’en donne elle-même la journaliste militante Rokhaya Diallo : « Le racisme systémique est un racisme qui n’est pas le fait d’individus guidés par leur volonté. » Autrement dit, il s’agit d’un racisme inconscient, et c’est pourquoi les « Blancs » peuvent alors être désignés comme les dominants au sein d’un système de représentations, qu’ils ne veuillent ou non, qu’ils le sachent ou pas. Du reste, en 2011, l’universitaire « progressiste » américaine Robin Di Angelo a inventé le concept de « fragilité blanche » dans le cadre de ce racisme blanc systémique : lorsqu’un blanc se défend d’être raciste, c’est un réflexe raciste ! Selon elle, le racisme est ontologiquement « blanc ». En France, l’universitaire franco-ivoirienne Maboula Soumahoro, féministe intersectionnelle proche du PIR, tient des propos similaires.

Avec l’idéologie « décoloniale », c’est un peu la vieille blague : pile, je gagne ; face, tu perds. Soit vous tenez des propos racistes et vous êtes racistes, soit vous êtes blanc et vous pourriez très bien tenir des propos racistes, donc vous êtes raciste. Sauf que, comme le notait déjà le politologue Dinesh D’Souza – cité par Taguieff – en 1995 : « Dire que le racisme n’est plus déclaré mais dans une large mesure invisible, semble n’être qu’une autre manière de dire que le racisme a décliné d’une façon spectaculaire. » Et Pierre-André Taguieff d’ajouter : « Affirmer le contraire, c’est là le propre des adeptes de l’idéologie décoloniale qui, installés sans le savoir dans l’irrationnel, prennent leur désir de voir partout du racisme pour la réalité sociale. »

A force de dénoncer les « blancs », les « Européens », la culture « occidentale », les néo-antiracistes versent évidemment dans le racisme. La dénonciation littérale d’un prétendu « privilège blanc » est venue donner une formulation artificiellement savante à la haine des « Blancs », une haine qui les vise non pas pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont censés être compte tenu de leur couleur de peau. « C’est la définition même du racisme classique », commente Taguieff. Est ainsi apparu le très paradoxal antiracisme anti-Blancs. A partir de là, on peut prendre deux routes intellectuelles : considérer qu’il s’agit finalement d’un dévoilement de la vérité de l’antiracisme enfin rappelé à son inanité, ou le surgissement d’un pseudo-antiracisme aussi théâtral que dangereux qu’il devient urgent de démystifier pour sauvegarder la santé d’un antiracisme légitime. C’est cette deuxième option qui est celle de Pierre-André Taguieff.

Le problème pour l’honnête citoyen cherchant à comprendre les mécanismes de cette idéologie est qu’elle se mélange dans l’immense bain « intersectionnel » de la gauche radicale, ce qui la rend, elle et les autres (Woke, Social Justice Warriors…) difficiles à saisir dans sa complexité. C’est la grande plus-value apportée par ce livre de Pierre-André Taguieff qui permet, en retraçant toute la généalogie de ces courants idéologiques et en les reliant à l’actualité, d’éclairer une époque de plus en plus obscure. Académisme oblige, l’ouvrage de Taguieff est extrêmement rigoureux et sourcé. Cela pourra paraître rébarbatif à certains lecteurs, mais, à une époque de perte généralisée des repères, il est sans doute salutaire de rétablir dans leurs droits l’analyse rationnelle et la rigueur d’étude.

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