L’art au Paléolithique récent européen (par Ana Minski)

L’art au Paléolithique récent européen (par Ana Minski)

Pour faire suite à mon pre­mier article sur l’i­ma­gi­naire, voi­ci quelques réflexions sur l’art au Paléo­li­thique et plus par­ti­cu­liè­re­ment les repré­sen­ta­tions parié­tales figu­rées ani­males. Je trai­te­rai dans un pro­chain article des repré­sen­ta­tions humaines au Paléo­li­thique, figu­rées et sculp­tées.

Avant la figuration

Les pre­miers objets décou­verts en archéo­lo­gie qui témoignent d’un jeu des formes, des cou­leurs, des matières, d’un sou­ci esthé­tique sont très anciens. Très tôt, des curio­si­tés natu­relles ont été col­lec­tées. Il y a trois mil­lions d’années le galet de Maka­pans­gat, en Afrique du Sud, aurait été trans­por­té par un Aus­tra­lo­pi­thèque sur plu­sieurs kilo­mètres. C’est un galet de jas­pi­lite (varié­té de jaspe zoné à lit fer­ru­gi­neux) qui a la par­ti­cu­la­ri­té d’évoquer un ou plu­sieurs visages1.

Galet de Maka­pans­gat

Cette sen­si­bi­li­té aux formes et aux cou­leurs se déve­loppe lar­ge­ment au Paléo­li­thique infé­rieur, c’est-à-dire à par­tir de 600 000 avant le pré­sent 2, pen­dant tout l’Acheuléen, qui cor­res­pond aux indus­tries lithiques rat­ta­chées à Homo erec­tus. L’un des objets les plus carac­té­ris­tiques de ce loin­tain pas­sé est le biface, un outil façon­né sur un bloc de roche qui pré­sente une double symé­trie en forme d’amande. Il appa­raît une pre­mière fois en Afrique, entre 1,7 à 1,6 mil­lion d’années, une deuxième fois en Chine, vers 800 000 ans, et une troi­sième fois en Europe il y a envi­ron 600 000 ans. On observe une même évo­lu­tion vers tou­jours plus de finesse et de régu­la­ri­té, tou­jours plus de rec­ti­tude dans la ligne des tran­chants, tou­jours plus de per­fec­tion dans leur double symé­trie. La symé­trie du biface ne joue pas un rôle fonc­tion­nel déci­sif, elle semble véri­ta­ble­ment être une source d’émotion esthé­tique.

Les humains du Paléo­li­thique trans­forment éga­le­ment des objets qui ont éveillé leur curio­si­té. C’est notam­ment le cas avec la « sta­tuette » de Béré­khat-Ram, décou­verte sur le pla­teau du Golan en Israël. Cet objet en roche vol­ca­nique a une forme natu­relle qui évoque une sta­tuette. Elle se trou­vait entre deux couches vol­ca­niques datées pré­ci­sé­ment de 250 000 et 280 0000 ans. Après une obser­va­tion réa­li­sée à l’aide d’un micro­scope à balayage élec­tro­nique, des traces ont été rele­vées au niveau du cou et des bras. D’après les auteurs de cette étude ces traces ont été volon­tai­re­ment accen­tuées par l’humain à l’aide d’une pointe lithique.

Sta­tuette de Bere­khat-Ram

Un cer­tain nombre d’outils conte­nant un fos­sile ont éga­le­ment été mis au jour. L’un des plus beaux exem­plaires est le biface pro­ve­nant de West Tofts en Angle­terre, daté de 100 000 ans. Il a été taillé en tenant compte de la pré­sence, dans le bloc de matière pre­mière, d’un coquillage fos­sile. L’individu a façon­né ce biface de manière à ce que le coquillage appa­raisse au centre d’une des faces, comme pour mieux mettre en valeur la symé­trie de l’objet. Il s’agit d’un élé­ment déco­ra­tif qui ne pré­sente aucune uti­li­té pra­tique.

Très tôt, les humains de la Pré­his­toire sont atti­rés par la varié­té miné­ra­lo­gique des roches, leur aspect, leur cou­leur… De nom­breux outils ont été façon­nés sur des matières pre­mières dif­fi­ciles à tailler mais très belles. Vers 700 000, au Maroc, a été mis au jour un outil bifa­cial en cris­tal de roche ; des bifaces en cris­tal de roche ont été taillés tout au long du Paléo­li­thique infé­rieur. À Font­maure, dans la Vienne, les néan­der­ta­liens ont taillé un grand nombre d’outils sur du jaspe noir et du jaspe blond.

Nous pou­vons donc nous deman­der si ces outils pré­his­to­riques étaient inves­tis d’un pou­voir sur­na­tu­rel, d’une effi­ca­ci­té magique. Ce ne serait pas si sur­pre­nant même si rien ne per­met de l’affirmer. Les exemples eth­no­lo­giques nous ren­seignent sur l’importance de l’approvisionnement, de la taille et de l’utilisation des outils. Si la plu­part des outils en pierre de la vie quo­ti­dienne sont pro­fanes et aban­don­nés sans remords, d’autres sont sacrés. En Aus­tra­lie, par exemple, des sor­ciers pra­ti­quaient des conju­ra­tions à l’aide du cris­tal pour gué­rir les malades. Cer­tains outils asso­ciés à des actes spé­ci­fiques réac­tua­lisent les tra­vaux des héros du Temps du rêve. Ce sont des acti­vi­tés accom­pa­gnées de rites et de chants tra­di­tion­nels. Que ce soit en Aus­tra­lie, en Nou­velle-Gui­née ou chez les Indiens d’Amérique, la qua­li­té du maté­riau et son aspect esthé­tique sont impor­tants. Sur le site de la Sima de los Hue­sos (Espagne), un biface, façon­né sur un bloc de quart­zite rouge et jaune, est le seul outil lithique asso­cié à vingt-huit indi­vi­dus du type Homo hei­del­ber­gen­sis, il est daté de 350 000 ans et a été per­çu par cer­tains pré­his­to­riens comme le témoi­gnage d’une pen­sée sym­bo­lique liée à un rite funé­raire. Les très beaux bifaces du Nadouiyeh en Syrie ont éga­le­ment ins­pi­ré des théo­ries, par­fois très far­fe­lues, sur l’apparition du sym­bo­lisme : le biface comme mar­queur social, indi­ca­teur sexuel, ou sym­bole de l’image de l’homme par sa ver­ti­ca­li­té et sa symé­trie.

Biface de West Tofts

Pen­dant tout le Paléo­li­thique se déve­loppe aus­si l’utilisation des colo­rants, aus­si bien en Afrique, qu’en Inde et en Europe. À Nice, sur le site de Ter­ra Ama­ta, soixante-quinze débris d’ocre, datés de 380 000 ans, ont été décou­verts. Pro­ve­nant cer­tai­ne­ment de limo­nite jaune, ils montrent des nuances de rouge, de brun et de jaune, et auraient été brû­lés dans les foyers puis trans­for­més en ocre rouge. Ce sont les Acheu­léens qui ont com­men­cé à uti­li­ser les ocres, vers  400 000, en les menant dans les habi­tats et en les trai­tant pour en faire de la poudre. Les broyeurs de colo­rants, les meules et les palettes font leur appa­ri­tion vers 150 000 en Europe orien­tale. Les oxydes de fer et de man­ga­nèse noir semblent avoir été décou­verts plus tard par les socié­tés néan­der­ta­liennes, qui diver­si­fient leur palette en y ajou­tant les pro­duits noirs du man­ga­nèse et du fer façon­nés sou­vent en crayons. Les colo­rants noirs ont par­ti­cu­liè­re­ment été uti­li­sés par les néan­der­ta­liens du Péri­gord, tan­dis que les néan­der­ta­liens d’Europe orien­tale uti­li­saient l’ocre rouge. Ces phé­no­mènes cultu­rels peuvent être inter­pré­tés comme des indices d’une uti­li­sa­tion sym­bo­lique des colo­rants. Ils en diver­si­fient éga­le­ment l’utilisation l’associant par­fois aux sépul­tures.

Au Mous­tier en Dor­dogne, un sque­lette néan­der­ta­lien a été sau­pou­dré d’ocre rouge, au Pech de l’Azé (Dor­dogne) c’est une cen­taine de petits blocs d’oxyde de man­ga­nèse, raclés, appoin­tés en forme de crayon, qui ont été mis au jour. Il est pos­sible qu’ils aient été uti­li­sés pour des pein­tures cor­po­relles. À Mur­cia ce sont des coquillages peints datant de 50 000 ans qui ont été décou­verts. Tout récem­ment, une forme cir­cu­laire rouge a été datée dans la grotte d’El Cas­tillo en Espagne à 40 800 ans, elle pour­rait être l’œuvre de l’homme de Nean­der­tal. La grotte de Bru­ni­quel pré­sente, à plu­sieurs mètres de l’entrée, une struc­ture cir­cu­laire en cal­cite (essen­tiel­le­ment des sta­lag­mites) construite par des néan­der­ta­liens et datée de 176 000 ans. Elle est le pre­mier témoi­gnage de la fré­quen­ta­tion du milieu sou­ter­rain par les néan­der­ta­liens.

Les colo­rants ne sont pas des sub­stances banales, il est fort pos­sible que leur uti­li­sa­tion ait une forte charge sym­bo­lique. Dans cer­taines cultures le rouge peut signi­fier « père », « femme » ou « émo­tion » selon la situa­tion et le contexte. Les colo­rants ont cer­tai­ne­ment été uti­li­sés pour des pein­tures cor­po­relles ou des pein­tures sur matière péris­sable telle que l’écorce. Cer­tains fos­siles d’Homo nean­der­tha­len­sis sont accom­pa­gnés de colo­rants mais aus­si de restes ani­maux : en Syrie une man­di­bule de san­glier, à Qaf­zeh un bois de cerf et des coquillages, à Nahr Ibra­him de l’ocre rouge et un daim.

Ces nou­velles connais­sances ques­tionnent quant à la com­plexi­té et l’éventualité d’une cos­mo­go­nie néan­der­ta­lienne.

Les interprétations de l’art pariétal figuré

Alta­mi­ra est décou­verte en 1879, mais il fau­dra attendre la décou­verte de Font de Gaume en 1902 pour que les pré­his­to­riens recon­naissent l’art parié­tal paléo­li­thique. Cette recon­nais­sance bou­le­verse l’image que nous avions de nos ancêtres, leur confé­rant une grande capa­ci­té d’abstraction et de sym­bo­li­sa­tion.

Coïn­ci­dant avec la décou­verte des peuples pre­miers et de leurs arts, de nom­breuses inter­pré­ta­tions sont ins­pi­rées des récits eth­no­gra­phiques3.

Dès le début du XXe siècle, l’art paléo­li­thique est per­çu par cer­tains comme un art magique, sym­bole de l’esprit reli­gieux qui anime l’homme dès ses ori­gines. Les figu­ra­tions étaient sou­vent inter­pré­tées comme des repré­sen­ta­tions de sor­ciers revê­tus de peaux de bêtes lors de céré­mo­nies liées à la chasse pour favo­ri­ser l’abondance du gibier. À Las­caux, par exemple, cer­tains signes, situés sur le corps des ani­maux, en par­ti­cu­lier entre l’encolure et les flancs, et à l’épaule, peuvent être inter­pré­tés comme armes ou bles­sures. Annette Laming-Empe­raire envi­sa­geait cer­tains signes abs­traits comme des pièges et voyait en Las­caux un sanc­tuaire lié à la magie de la chasse.

Grotte de Las­caux

Les nom­breuses études des restes osseux ont démon­tré que les hommes pré­his­to­riques ne peignent pas les ani­maux qu’ils consomment. Cepen­dant, une étude menée en 2010 sur les ani­maux dits « flé­chés » de Las­caux, per­met d’envisager une magie de la chasse qui ne serait pas liée à une quête ali­men­taire mais à une chasse rituelle ou qua­li­fiante, comme chez les Mas­saï qui pra­tiquent une chasse aux lions rituelle4. Ce sont les ani­maux dan­ge­reux, félins et bisons, qui sont peints flé­chés. Ces repré­sen­ta­tions peuvent éga­le­ment avoir pour rôle d’annihiler la dan­ge­ro­si­té de ces ani­maux, comme cela se pra­ti­quait en Égypte ancienne, où des êtres hos­tiles sont repré­sen­tés per­cés de flèches ou de cou­teaux et pour­raient être ain­si une anni­hi­la­tion, crainte d’une ani­ma­tion effec­tive des images. Comme le note Marc Azé­ma, l’art du paléo­li­thique est extrê­me­ment vivant et ani­mé, les ani­maux semblent vivre et bou­ger sur les parois.

Fal­lait-il donc empê­cher cette ani­ma­tion en les sur­char­geant d’armes au cas où ils pren­draient vie ? C’est une des thèses envi­sa­gées par Julien d’Huy et Jean-Loïc Le Quel­lec.

La théo­rie de l’art cha­ma­nique est envi­sa­gée dès les années cin­quante par Kirch­ner qui rap­proche « sor­ciers » paléo­li­thiques et cha­manes sibé­riens. Mir­céa Eliade pré­sen­te­ra éga­le­ment, dans l’édition revue et cor­ri­gée de son ouvrage sur le cha­ma­nisme en 1964, l’art pré­his­to­rique comme un art cha­ma­nique. Cette thèse est reprise en 2007 par Jean Clottes et Lewis-Williams mais est for­te­ment cri­ti­quée pour deux rai­sons prin­ci­pales5.

Tout d’abord, ils accordent bien trop d’importance aux états de conscience alté­rée, rédui­sant impli­ci­te­ment le cha­ma­nisme à la transe et la transe au cha­ma­nisme. D’autre part, ils n’hésitent pas à qua­li­fier l’art des San, peuple nomade d’Afrique du sud, d’art cha­ma­nique. Pour­tant, le concept de cha­ma­nisme ne semble pas adap­té au contexte afri­cain. Luc de Heusch, vers 1960, oppose fer­me­ment culte de pos­ses­sion et cha­ma­nisme puisque, de l’un à l’autre, le rap­port entre humain et esprits s’inverse. Le cha­mane che­vauche les esprits et revient pour racon­ter ce qu’il a vu, sa pos­ses­sion, si elle a lieu, est béné­fique ; au contraire, dans le culte de pos­ses­sion ce sont les esprits qui che­vauchent l’homme et ce der­nier ne se sou­vient de rien. La pos­ses­sion est sou­vent consi­dé­rée comme un mal qu’il faut exor­ci­ser et elle est par­fois davan­tage au ser­vice du pou­voir que de la gué­ri­son. D’autre part, la divi­na­tion ou la pos­ses­sion ne sont pas for­cé­ment sui­vies de transe. Il y a tout un conti­nuum entre ces deux extrêmes, cha­ma­nisme et culte de pos­ses­sion, que les auteurs de l’essai Les chamanes de la Pré­his­toire ont trop faci­le­ment élu­dé pour uni­fier arti­fi­ciel­le­ment des rituels com­plexes et diver­si­fiés.

La scène du puits, grotte de Las­caux

Georges Bataille, riche des connais­sances de l’abbé Breuil, publie en 1955 Las­caux ou la nais­sance de l’art et se pro­pose de réorien­ter notre vision de l’art. Ins­crit dans un monde judéo-chré­tien dont il pousse à l’extrême la vio­lence sacrée (Eros et Tha­na­tos), G. Bataille valo­rise une esthé­tique de l’informe d’inspiration nietz­schéenne et dio­ny­siaque. L’art est le miracle qui a per­mis « le pas­sage de la bête humaine à l’être délié que nous sommes6 ». Si la tech­nique est au cœur de l’hominisation — l’homme étant « l’animal qui n’accepte pas sim­ple­ment le don­né natu­rel, qui le nie. Il change ain­si le monde exté­rieur natu­rel, il en tire des outils et des objets fabri­qués qui com­posent un monde nou­veau, le monde humain7 »- c’est l’art, jeu divin ou sacré s’opposant au monde du tra­vail, qui per­met à Homo faber de deve­nir Homo sapiens. Mais pour lui le sacré est ambi­gu, à la fois divin et démo­niaque, source de toutes les alté­ri­tés et hété­ro­gé­néi­tés, de beau­té, de lai­deur et d’effroi. Les figures anthro­po­zoo­morphes l’interpellent et c’est à tra­vers elles qu’il per­çoit les fré­mis­se­ments de l’homme sor­tant de l’animal, homme mas­qué du pres­tige des bêtes « Comme s’il avait honte de son visage et que, vou­lant se dési­gner, il dût en même temps se don­ner le masque d’un autre8 ». Cette sépa­ra­tion de l’homme et de l’animal est vécu comme un pro­ces­sus néga­tif au cours duquel l’homme s’éloigne du divin, du monde ani­mal dans lequel le tra­vail, le pro­fane, n’existe pas. Bataille ne manque pas de remar­quer les Vénus et autres pré­sen­ta­tions ithy­phal­liques. L’art pré­his­to­rique exhibe ce que la civi­li­sa­tion judéo-chré­tienne cache, le sexe et la mort, parce que les hommes de ces temps loin­tains incli­naient à retrou­ver le monde sau­vage qu’ils « figu­raient avec fer­veur, dans l’angoisse, incli­nant à l’oubli, pour un temps, de ce qui nais­sait en eux de clair, de pro­saï­que­ment effi­cace et d’ordonné9 ». Pour Bataille l’homme de Las­caux « créa de rien ce monde de l’art, où com­mence la com­mu­ni­ca­tion des esprits ». Art inti­me­ment lié à l’angoisse de l’homme face au chaos qu’engendrent la mort et l’érotisme, acte violent à la fois des­truc­teur et créa­teur. Bataille tente de s’extraire de l’influence huma­niste et judéo-chré­tienne de sa socié­té en renouant avec les forces dio­ny­siaques du chaos. Cepen­dant, sa vision de l’animalité reste enfer­mée dans le car­can de la civi­li­sa­tion occi­den­tale qui, au mieux, rejette l’animal dans l’immanence et l’immédiateté du monde : « L’animal est dans le monde comme l’eau à l’intérieur de l’eau.10 » Concep­tion de l’animalité qu’il trans­pose aux hommes du Paléo­li­thique.

En recou­pant les études de l’art parié­tal et rupestre de nom­breux peuples, un cer­tain nombre de cher­cheurs envi­sagent actuel­le­ment l’art des hommes de la Pré­his­toire comme un art mytho­lo­gique11. Cer­taines com­po­si­tions semblent bien racon­ter une his­toire : la scène du Puits de Las­caux, le com­bat des rhi­no­cé­ros à Chau­vet. D’autre part, les che­vaux ponc­tués de Pech Merle rap­pellent un peu les ani­maux mytho­lo­giques tache­tés de l’art rupestre d’Afrique aus­trale. Il est cer­tain que les peuples humains usent des mythes depuis des siècles, peut-être des mil­lé­naires, pour sym­bo­li­ser les forces de la nature et jus­ti­fier l’ordre du monde qui consti­tue leur socié­té. Il est cer­tain éga­le­ment que les peuples s’approprient et adaptent les sta­tues, outils en pierre, figu­ra­tions qu’ils découvrent ou redé­couvrent dans le ter­ri­toire qu’ils habitent. Ain­si pour­rait-on com­prendre les liens qui se sont tis­sés entre les Ihi­zi de la mytho­lo­gie basque et les grottes ornées du Paléo­li­thique12.

S’appuyant sur le modèle des quatre modes d’i­den­ti­fi­ca­tion pro­po­sés par Des­co­la — natu­ra­liste, ana­lo­gique, toté­mique et ani­miste — une ana­lyse récente a ten­té d’appréhender le poten­tiel onto­lo­gique de l’art pré­his­to­rique du mag­da­lé­nien du sud-ouest de la France13. Afin de mieux com­prendre les rela­tions entre humains et ani­maux, figu­ra­tions et ves­tiges sque­let­tiques humains et ani­maux ont été ana­ly­sés. Il appa­raît que les ani­maux peints sur les parois sont des ani­maux en mou­ve­ment et indi­vi­dués. La repré­sen­ta­tion de la face et des yeux est par­ti­cu­liè­re­ment pri­vi­lé­giée, ce qui peut-être inter­pré­té comme un inté­rêt pour la sin­gu­la­ri­té des indi­vi­dus bien plus que pour l’espèce. Ces repré­sen­ta­tions et la fré­quence d’êtres com­po­sites dans la région pyré­néenne pour­rait bien cor­res­pondre à une onto­lo­gie ani­miste, c’est-à-dire l’ontologie domi­nante chez des peuples amé­rin­diens mais aus­si sibé­riens chez qui les êtres vivants (ani­maux, plantes, humains et cer­tains objets) ont une âme capable de dis­cer­ne­ment ration­nel et de juge­ment moral, le corps n’étant qu’une enve­loppe recou­vrant des inté­rio­ri­tés simi­laires. La plu­part des exis­tants sont répu­tés s’organiser selon des moda­li­tés ana­logues à celles des humains : ils ont leur mai­son, leurs chefs, leurs cha­manes, etc., et la com­mu­ni­ca­tion entre humain et non-humain est pos­sible par le rêve.

Les che­vaux ponc­tués, grotte du Pech Merle

Une pas­sion­nante ana­lyse a éga­le­ment été menée ces der­nières années dans les Andes, dans la région d’Arica-Parinacota plus pré­ci­sé­ment, où le pas­sage d’un mode de sub­sis­tance de chas­seur-cueilleur à un mode de sub­sis­tance basé sur le pas­to­ra­lisme a lais­sé des témoi­gnages gra­phiques14. Les chan­ge­ments dans le rap­port que les popu­la­tions andines ont entre­te­nu avec les gua­na­cos, camé­li­dés sau­vages, se sont faits de manière pro­gres­sive et l’art rupestre donne à voir les dif­fé­rents états de cette trans­for­ma­tion, à savoir la vie des chas­seurs et la vie des pas­teurs, mais éga­le­ment les phases tran­si­tion­nelles. C’est ain­si qu’aux scènes de chasse suc­cèdent des scènes de cap­ture et de confi­ne­ment, dans les­quelles les ani­maux sau­vages sont main­te­nus en cap­ti­vi­té en vue de les domes­ti­quer, ce qui requiert une pro­tec­tion contre les pré­da­teurs et la mise en place de struc­tures de type enclos. Les scènes peintes per­mettent d’observer une inver­sion dans la repré­sen­ta­tion des hommes et des ani­maux. Chez les chas­seurs, l’homme est en géné­ral de petite taille et dépour­vu de détails face à un ani­mal beau­coup plus grand que lui, tan­dis que chez les éle­veurs, l’homme est sou­vent plus grand que les ani­maux qui l’entourent et il est pour­vu de détails ana­to­miques et d’éléments dis­tinc­tifs (armes, parure, coiffe). Cela montre que l’image de l’homme devient domi­nante au fur et à mesure qu’il maî­trise l’animal. En marge des dis­po­si­tifs tech­niques qui se mettent en place avec la domes­ti­ca­tion ani­male, nous voyons que l’évolution des rap­ports entre l’homme et l’animal modi­fie la construc­tion des repré­sen­ta­tions psy­chiques humain/animal et pro­ba­ble­ment aus­si les rela­tions sociales entre humains.

Chaque époque de la civi­li­sa­tion occi­den­tale a cher­ché dans les sciences humaines (pré­his­toire, eth­no­lo­gie, étho­lo­gie, etc.) des réponses aux ques­tions qui lui impor­taient alors. Il n’est donc pas sur­pre­nant que l’animal et la femme occupent aujourd’hui une place dans ces recherches qui long­temps n’ont été menées que de manière andro­cen­trée. S’il est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile d’interpréter ces figu­ra­tions, une chose est cer­taine, les humains du Paléo­li­thique ont figu­ré majo­ri­tai­re­ment des ani­maux. L’ébauche humaine, sou­vent sous forme anthro­po­zoo­morphe, est pré­sente dans des endroits plus iso­lés et par­fois dif­fi­ciles d’accès, et le visage appa­raît plus tar­di­ve­ment. Cet impo­sant bes­tiaire pré­his­to­rique nous inter­pelle encore aujourd’hui. Qu’il ait été le fruit de transes effré­nées, de jeux dio­ny­siaques, de contem­pla­tions exta­tiques, de simple amu­se­ment et/ou de médi­ta­tions phi­lo­so­phiques, il témoigne avant tout de l’appartenance des humains à la grande chaîne du vivant et du monde ani­mal, et cette filia­tion ne peut être expli­quée de manière méca­niste et ana­ly­tique. Mais ce sen­ti­ment d’appartenance ne peut exis­ter sans la nature – ces espaces qui échappent au contrôle obses­sion­nel de l’homme — et les autres espèces domes­tiques ou sau­vages. Domes­tiques, parce qu’il est impor­tant de nous allier à ce qui nous res­semble et qui ne cesse d’être mépri­sé : ceux de la basse-cour. L’é­man­ci­pa­tion ne se fera pas sans res­pec­ter et libé­rer ceux qui nous accom­pagnent depuis des mil­lé­naires, bovins, ovins, sui­dés, gal­li­na­cés, caprins, équins, sans eux il n’y aura pas d’en­sau­va­ge­ment salu­taire.

par Ana Mins­ki


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