L’école, c’est pas ce que vous croyez (par Nicolas Casaux)

L’école, c’est pas ce que vous croyez (par Nicolas Casaux)

L’école, c’est pas ce que vous croyez

Contrai­re­ment à ce que chan­tait France Gall, Char­le­magne n’a pas « eu cette idée folle, un jour d’in­ven­ter l’é­cole ». Cela étant, cette fameuse chan­son — écrite par Robert Gall, son père — pro­pose une cri­tique de l’école tout à fait jus­ti­fiée. L’école est effec­ti­ve­ment une ins­ti­tu­tion impo­sée par des puis­sants en vue de conso­li­der leur domi­na­tion, pri­vant les enfants de la liber­té dont ils devraient jouir au quo­ti­dien — ne leur lais­sant, « dans la vie, que les dimanches, les jeu­dis », leur don­nant « beau­coup d’en­nuis », et « que de, que de, tra­vail, tra­vail ». C’est donc à bon droit que nous pou­vons avoir « cent griefs contre » ses inven­teurs, contre ceux qui la per­pé­tuent aujourd’hui, et contre le sys­tème de domi­na­tion qu’ils per­pé­tuent ain­si.

Comme le rap­pelle Thier­ry Par­do,

« depuis que l’hu­ma­ni­té a conscience d’elle-même et des enjeux liés à ses moyens de sub­sis­tance, elle a cher­ché à trans­mettre aux plus jeunes l’ex­pé­rience et les connais­sances qu’elle jugeait utiles. Dans l’his­toire des peuples, on trouve un grand nombre d’actes indi­vi­duels et col­lec­tifs per­met­tant à une culture de se sur­vivre à elle-même. Les rituels de pas­sage, les céré­mo­nies et les tra­di­tions, mais aus­si la par­ti­ci­pa­tion aux tra­vaux de la vie quo­ti­dienne consti­tuent l’ex­pé­rience édu­ca­tive la plus répan­due de cette his­toire[1]. »

L’école (« Éta­blis­se­ment dans lequel on donne un ensei­gne­ment col­lec­tif », d’après la défi­ni­tion qu’en donne le CNRTL[2]) n’est pas l’éducation (« Art de for­mer une per­sonne, spé­cia­le­ment un enfant ou un ado­les­cent, en déve­lop­pant ses qua­li­tés phy­siques, intel­lec­tuelles et morales, de façon à lui per­mettre d’af­fron­ter sa vie per­son­nelle et sociale avec une per­son­na­li­té suf­fi­sam­ment épa­nouie »), ni l’instruction (« Action d’ins­truire quel­qu’un ; résul­tat de cette action », sachant qu’instruire, c’est « For­mer l’es­prit, la per­son­na­li­té de quel­qu’un par une somme de connais­sances liées à l’ex­pé­rience, à la vie, aux évé­ne­ments »). L’école cor­res­pond à une ins­ti­tu­tion qui se déve­loppe au sein de cer­tains types de socié­tés, struc­tu­rées de manière hié­rar­chique. S’il a pu en exis­ter des pré­formes, on la fait sou­vent remon­ter, en ce qui concerne l’Occident, à la Grèce et à la Rome antiques.

Si Char­le­magne n’invente donc pas l’école, il réor­ga­nise cette ins­ti­tu­tion rela­ti­ve­ment tom­bée en désué­tude depuis l’effondrement de l’Empire romain. Et ce « dans un but pra­tique. Il a besoin d’un per­son­nel com­pé­tent, pas néces­sai­re­ment des gram­mai­riens accom­plis, mais au moins des let­trés, maî­tri­sant le droit, capables de tenir un poste dans l’administration, des mis­si aux offi­ciers subal­ternes. Son grand pro­jet d’empire chré­tien repose sur l’existence d’un grand nombre de fonc­tion­naires, et la pénu­rie de sujets com­pé­tents est le prin­ci­pal obs­tacle à sa réa­li­sa­tion[3]. »

Durant le Moyen Âge, dans la chré­tien­té, l’école est confiée aux prêtres. Jusqu’à la Renais­sance, l’école ne concerne qu’une très faible popu­la­tion, essen­tiel­le­ment issue de la noblesse et de la grande bour­geoi­sie. Avec le déve­lop­pe­ment de l’imprimerie, au XVIe siècle, l’école se déve­loppe encore davan­tage, et notam­ment parce que l’alphabétisation est cen­trale dans la reli­gion pro­tes­tante, l’accès au texte appa­rais­sant comme néces­saire à la connais­sance de Dieu : chaque pro­tes­tant doit pou­voir « lire le Livre ». C’est tou­jours à l’Église que l’État délègue la for­ma­tion des enfants sous l’Ancien Régime.

C’est sans doute au XIXe siècle que l’école com­mence à prendre sa forme actuelle, sous le règne du grand éman­ci­pa­teur démo­crate Napo­léon Bona­parte, par­fois pré­sen­té comme « le père fon­da­teur de notre sys­tème édu­ca­tif[4] ». L’Empereur exprime très clai­re­ment les rai­sons qui l’inspirent :

« Il n’y aura pas d’État poli­tique fixe s’il n’y a pas de corps ensei­gnant avec des prin­cipes fixes. Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être répu­bli­cain ou monar­chique, catho­lique ou irré­li­gieux, etc., etc., l’État ne for­me­ra point une nation ; il repo­se­ra sur des bases incer­taines et vagues ; il sera constam­ment expo­sé aux désordres et aux chan­ge­ments[5]. »

Et aus­si :

«  Mon but prin­ci­pal, dans l’é­ta­blis­se­ment d’un corps ensei­gnant, est d’a­voir un moyen de diri­ger les opi­nions poli­tiques et morales[6]. »

La loi Gui­zot — du nom du ministre de l’Instruction publique Fran­çois Gui­zot de 1832 à 1834 — en date du 28 juin 1833 fait de l’enseignement pri­maire des gar­çons – du peuple – une affaire d’État. La géné­ra­li­sa­tion des écoles nor­males d’instituteurs est déci­dée. Une ins­pec­tion pri­maire d’État est ins­tau­rée.

Ledit ministre, Fran­çois Gui­zot, énonce aus­si très clai­re­ment le rôle de l’école :

« L’autorité sou­ve­raine peut diri­ger l’Instruction publique de deux manières : 1° par la voie et d’après les prin­cipes de l’administration ordi­naire ; 2° en la confiant à un grand corps for­mé d’après cer­taines règles et sou­mis à un gou­ver­ne­ment spé­cial […]. Or l’administration de l’Instruction publique dif­fère essen­tiel­le­ment de tout le reste […]. Elle ne peut réus­sir qu’en ins­pi­rant un même esprit […]. Réunir tous les éta­blis­se­ments publics en un grand corps sou­mis à la sur­veillance d’une auto­ri­té supé­rieure, pla­cée au centre même du gou­ver­ne­ment ; don­ner à cette auto­ri­té tous les moyens de répandre et de dis­tri­buer conve­na­ble­ment l’instruction, de pro­pa­ger les bonnes doc­trines reli­gieuses, morales et poli­tiques […]. Ce sont là les motifs qui com­mandent la for­ma­tion d’un corps ensei­gnant, comme l’unique moyen par lequel on puisse aujourd’hui don­ner à l’Instruction publique cette régu­la­ri­té, cette sta­bi­li­té, cette confiance sans les­quelles les hommes qui s’y vouent ne pro­cu­re­raient point à l’État les avan­tages qu’il est en droit d’attendre de leurs tra­vaux[7]. »

Par­mi ces avan­tages, la pré­ven­tion de toute sédi­tion, en vue de contrô­ler la popu­lace :

« Quand le gou­ver­ne­ment a pris soin de pro­pa­ger, à la faveur de l’éducation natio­nale, sous les rap­ports de la reli­gion, de la morale, de la poli­tique, les doc­trines qui conviennent à sa nature et à sa direc­tion, ces doc­trines acquièrent bien­tôt une puis­sance contre laquelle viennent échouer les écarts de la liber­té d’esprit et toutes les ten­ta­tives sédi­tieuses[8]. »

La loi Fal­loux (1850), pro­clame que « L’enseignement est libre » tout en ajou­tant que « La liber­té d’enseignement s’exerce selon les condi­tions de capa­ci­té et de mora­li­té déter­mi­nées par les lois, et sous la sur­veillance de l’État. Cette sur­veillance s’étend à tous les éta­blis­se­ments d’éducation et d’enseignement, sans aucune excep­tion. »

Par la suite, ce cher Jules Fer­ry, « père fon­da­teur de l’é­cole publique et laïque », ministre de l’Instruction publique sous la Troi­sième Répu­blique, ins­taure, au tra­vers de plu­sieurs lois, la gra­tui­té de l’école (loi du 16 juin 1881), l’obligation de l’instruction pri­maire et la laï­ci­sa­tion de l’enseignement public (loi du 28 mars 1882). Dans un dis­cours à la Chambre, en date du 26 juin 1879, il affirme :

« Quand nous par­lons d’une action de l’État dans l’éducation, nous attri­buons à l’État le seul rôle qu’il puisse avoir en matière d’enseignement et d’éducation : il s’en occupe pour main­te­nir une cer­taine morale d’État, cer­taines doc­trines d’État qui sont néces­saires à sa conser­va­tion. »

Ain­si que James C. Scott le for­mule dans son Petit éloge de l’anarchisme :

« Une fois en place, l’État (nation) moderne a entre­pris d’homogénéiser sa popu­la­tion et les pra­tiques ver­na­cu­laires du peuple, jugées déviantes. Presque par­tout, l’État a pro­cé­dé à la fabri­ca­tion d’une nation : la France s’est mise à créer des Fran­çais, l’Italie des Ita­liens, etc. »

Par ailleurs :

« Ces citoyens patrio­tiques étaient davan­tage fabri­qués, au sein du sys­tème sco­laire, grâce à la langue d’enseignement, la stan­dar­di­sa­tion, les leçons impli­cites d’embrigadement, l’autorité et l’ordre que par le pro­gramme sco­laire offi­ciel. »

Nico­las Casaux


  1. Thier­ry Par­do, Une édu­ca­tion sans école (éco­so­cié­té, 2014).
  2. Le CNRTL, Centre natio­nal de res­sources tex­tuelles et lexi­cales, est une orga­ni­sa­tion fran­çaise qui met en ligne des don­nées lin­guis­tiques. « Créé en 2005 par le CNRS, le CNRTL fédère au sein d’un por­tail unique, un ensemble de res­sources lin­guis­tiques infor­ma­ti­sées et d’outils de trai­te­ment de la langue ».
  3. Georges Minois, Char­le­magne (Per­rin, 2010).
  4. Par exemple dans une tri­bune de Laurent Mar­can­ge­li publié dans Le Figa­ro en 2015.
  5. « Note sur les lycées », 16 février 1805, Cor­res­pon­dance de Napo­léon Ier, t. 10, p 144–148.
  6. Napo­léon. Ses opi­nions et juge­mens sur les hommes et sur les choses, Volume 1, 1838.
  7. Fran­çois Gui­zot, Essai sur l’Histoire et l’état actuel de l’instruction en France, Mada­ran, 1816, p 74, 135, 136, 139, 142.
  8. Ibi­dem.

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