Comment la victime est-elle devenue notre idole ?

Comment la victime est-elle devenue notre idole ?

Il est impossible de vivre sans Dieu. Évacué, il reviendra sous forme dégradée d’idole pour nourrir des mystiques de l’immanence. Le communisme en est un exemple. La victimisation en est un autre, en filigrane duquel se dessine, comme toujours, la pureté de Jésus-Christ et de la Vierge Marie, absolument incapables de mal. Processus inconscient, imparable et, partant, dangereux.

Dieu se dégrade en idole

Congédiez Dieu et il reviendra par la porte d’en arrière, mais sous forme dégradée. Sous forme d’idole.

Le penseur français d’origine grecque Cornelius Castoriadis (1922-1997) avait établi un transfert frappant de l’imagerie chrétienne au marxisme : le péché était devenu l’exploitation par le capital bourgeois, l’agneau pascal immolé pour nos péchés se retrouvait dans le prolétariat aliéné, la lutte entre le bien et le mal était régurgitée sous forme de lutte des classes, le paradis s’était mué en société sans classe.

Aujourd’hui, le communisme s’est presque évanoui. Mais la tentation de la métamorphose n’a pas pour autant disparu : d’autres damné(e)s de la terre font leur apparition. 

Sans le savoir ni le vouloir, on a chipé au Christ et à la Vierge leur transcendance et leur impeccabilité pour les distribuer à tout ce qui est, ou se proclame, victime.

Si le modèle reste toujours le Christ en croix ou l’agneau pascal immolé, il est renforcé de façon imparable par la Vierge Marie. Deux personnages centraux du christianisme (à l’exclusion du protestantisme, pour ce qui est du second). Les deux seuls qui sont sans péché, absolument purs.

L’appel d’air

L’évaporation du christianisme de nos sociétés a créé un appel d’air pour des idoles. Ce remplacement s’observe dans la dégradation du plan théologique vers les niveaux social, historique, psychologique, le tout sous le regard carnassier de la morale. 

Autrement dit, la perte de l’intelligence théologique, qui ordonne et hiérarchise les différents plans de réalité, a mené droit à un aplatissement moralisateur désindexé de la foi.

La mystique dégradée qui en résulte promet le bonheur sur terre, avec tous les combats, fracas et victimes collatérales afférents. Et l’on se souviendra de ce sage mot de Lord Acton (1834-1902) : le meilleur moyen de faire de la terre un enfer, c’est de vouloir en faire un paradis. À l’inverse, une mystique authentique vise à témoigner ici-bas d’un bonheur d’un autre monde. 

Ainsi, le mystique réel assume en lui-même l’enfer ; mais le mystique idolâtre le fait subir à autrui. Tout comme le vrai Dieu change la violence en souffrance, et le faux Dieu change la souffrance en violence, selon le mot de Simone Weil.

Marie, un modèle inconscient du féminisme essentialiste

Parlons de Marie qui, au dire du catéchisme de l’Église catholique, est perpétuellement vierge, aeiparthenos. Avant, pendant et après la naissance de son fils. Mieux encore, depuis la promulgation en 1854 du dogme de l’Immaculée Conception, Marie a été conçue hors du péché. Elle est donc incapable de faire le mal. 

Comme l’Église l’a compris à la suite de la Réforme protestante et du Concile de Trente, il suffit de faire une lecture morale et non théologique du péché pour comprendre que Marie est perpétuellement innocente moralement. Elle n’est pas non plus bavarde dans les Évangiles : n’ayant pas d’histoire, elle serait quasiment absente de la dramaturgie évangélique. Dès lors, et par un tour de passepasse ontologique, sa passivité et sa pureté sont synonymes.

La tradition soutient que Marie laisse Dieu être tout en elle : le vide se mue ainsi en plénitude. En version dégradée : sa dépossession totale justifie une réclamation illimitée, en vertu de l’axe fondamental qu’est son innocence absolue.

On saisit donc les conséquences de ce glissement ontologique sur une partie des modèles identitaires contemporains : muets, purs, souffrants, passifs, mais incapables de pécher. 

Ainsi, à titre d’exemple, le féminisme essentialiste, récupérant l’innocence de la Vierge Marie au motif que les femmes seraient les oubliées de l’Histoire, fera de sa clientèle le récipiendaire exclusif du bien. 

L’idéologie répercutera automatiquement le mal ailleurs : sur le patriarcat, sur l’homme, et ce, dans l’Histoire, dans la vie conjugale, dans la politique et partout ailleurs. Agir, c’est pécher, ne pas agir, c’est logiquement ne pas pécher.

Cet exemple n’en est qu’un parmi d’autres. 

Sacralisation de la victime

Plus généralement, ce à quoi on assiste dans ce vaste mouvement de rédemption immanente, c’est une sacralisation du statut de victime : sans le savoir ni le vouloir, on a chipé au Christ et à la Vierge leur transcendance et leur impeccabilité pour les distribuer à tout ce qui est, ou se proclame, victime. Mouvements inverses de désacralisation et de sacralisation.

Comprenons-nous bien : une victime peut fort bien avoir souffert ou souffrir encore. Le but ici n’est pas de disqualifier l’authenticité de cette réalité, quand elle est avérée.

Le problème est essentiellement dans la confusion des niveaux : la victime est immaculée, sa souffrance l’est également. Ses rages, ses colères ne sont que des manifestations pures de douleur qui demande réparation. Le fond de tout cela baigne dans un mystère insondable qui se défend bec et ongles pour mieux neutraliser le vis-à-vis.

La perte de l’intelligence théologique, qui ordonne et hiérarchise les différents plans de réalité, a mené droit à un aplatissement moralisateur désindexé de la foi.

L’impensé fondamental ici est l’impossibilité radicale que la victime participe elle-même du péché originel, semblable en cela à Jésus et à Marie. En elle il n’y a aucun péché, aucune fêlure, aucune ambigüité, aucun désir de vengeance ni de nuire par dénonciation. La victime est pur appel de justice. Ses mensonges et ses trahisons éventuels ne sont que poussière devant sa pureté.

L’agresseur, pour sa part, résume en lui le mal. Il ne souffre pas, il est déshumanisé en vertu du même mystère insondable. 

Quelques applications

La vague de dénonciations pour inconduite sexuelle, quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur le puritanisme qui en anime certains pans, est un parfait exemple de récupération de cette mystique. 

Il suffit de dénoncer le patriarcat ou le système de justice « traumatisant », « déshumanisant » pour justifier les délations sur les réseaux sociaux : nous ne pouvions faire autrement. Du reste, une victime autoproclamée est incapable de mal et ses vociférations sont le reflet de sa pureté.

La cancel culture et l’attitude woke, qui prétendent effacer le passé en détruisant ses symboles et ses personnages pécheurs, sont un troisième exemple de combat religieux, ici-bas, du pur contre l’impur. Face à l’hystérie de la pureté et des lendemains qui chantent, que faire si ce n’est s’aplatir de honte ?

On comprend mieux l’antique sagesse païenne qui conseillait fort sagement de ne pas verser dans l’excès : μέτρον ἄριστον …

Une confusion métaphysique

Le problème fondamental de cette purge est que nous sommes en pleine confusion métaphysique : on sacralise ce qui n’a pas vocation à l’être. À l’inverse, on moralise ce qui est de nature théologique. Or, la foi et la morale n’appartiennent pas au même plan, même si la seconde découle de la première. 

On est dans le registre de l’anathème et du bannissement de la cité pour simple questionnement ou appel au débat. C’est un processus dangereux.

Si les totalitarismes ont un fondement économique, ils procèdent aussi d’une faim métaphysique qui non seulement se trompe d’objet, mais également le dévore au lieu de le contempler. D’où leur perpétuel inachèvement et la cruauté croissante qui les accompagne. 

À cette erreur métaphysique ne peut réponde qu’un courage métaphysique.


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