«Ils nous ont volé notre Liban.» Nos journalistes se sont rendus à la Corniche de Beyrouth, où les habitants d'une ville dévastée y trouvent une trêve au désespoir.

«Ils nous ont volé notre Liban.» Nos journalistes se sont rendus à la Corniche de Beyrouth, où les habitants d'une ville dévastée y trouvent une trêve au désespoir.

Mahmoud Awad prend son élan, puis lance deux bouteilles d’eau attachées ensemble dans la mer Méditerranée. Depuis les marches de la Corniche de Beyrouth, le vieil homme tire sur sa cigarette, un pied posé sur la rampe en pierre, l’autre bien ancré sur un tapis rouge qui marque sa place sur la célèbre promenade située à l’ouest de la capitale.

Autour de lui, des gamins s’amusent eux aussi à pêcher et plongent à tour de rôle dans la vaste étendue d’eau. Quelques minutes plus tard, Mahmoud ramène doucement la corde vers lui. À l’intérieur du bidon d’eau, une dizaine de sardines argentées gigotent sous le chaud soleil de midi.

« Ce sont de petits poissons, mais ils sont délicieux, souligne l’homme. Je suis vieux, j’aime la mer… ça fait 40 ans que je pêche. » Avec cette mer scintillante qui s’étend jusqu’à l’horizon et le massif du Mont-Liban qui longe la côte au loin, on se croirait à des lieues de la dévastation qui a rongé le port de Beyrouth et le cœur de ses habitants il y a une dizaine de jours.

Pourtant, en s’étirant le cou au-delà des récifs rocailleux, on devine cette terre éventrée et surtout, on lit dans le regard des Beyrouthins ce désespoir qui transperce les générations.

« Vous ne pouvez pas vous imaginer comment on souffre, se désespère Mohamed Awada, aperçu alors qu’il joggait sur la Corniche. C’est comme une prison ici. Ils veulent juste nous étrangler. Il y a de l’argent qui entre dans le pays, mais ils [les dirigeants politiques] nous le volent. »

Le jeune homme, qui terminera l’an prochain ses études, n’a qu’une idée en tête : partir. « On se met tous en tête qu’un jour on va partir. C’est pour ça qu’on apprend tous l’anglais ou le français. » Les frontières étrangères ont été hermétiques jusqu’à maintenant pour Mohamed. Mais il promet d’essayer encore et encore. « J’ai déjà essayé d’immigrer au Canada, au Royaume-Uni, en Australie. Je veux aller n’importe où. »

Pour l’amour du Liban

Sous les palmiers, deux gédos (grands-pères en arabe) ont sorti une table pliante. Jour après jour, ils se retrouvent là avec une bouteille en plastique devant eux dans laquelle se trouvent des sardines entassées qui, elles, gigotent beaucoup moins. « Si tu en achètes, ils te les font cuire ici dans le coffre de la voiture », explique Mohamed Sabbagh, venu à notre rencontre. Ici aussi on parle de pauvreté, de la difficulté à trouver du travail, de la perte vertigineuse du pouvoir d’achat. « Ceux qui aiment le Liban, c’est ceux qui viennent ici comme toi, pour quelques semaines ou quelques mois », répète Mohamed.

J’ai déjà essayé d’immigrer au Canada, au Royaume-Uni, en Australie. Je veux aller n’importe où.

 

Accompagné de son neveu, Khalil Wehbe profite du calme de l’après-midi pour se balader à pied. « Si tu aimes le Liban, c’est que tu as de l’argent, illustre-t-il à son tour. Ou sinon, c’est que tu vis à l’extérieur et tu reviens un mois par année. » Sans emploi depuis un an, l’homme qui travaillait en comptabilité regrette même l’époque de la guerre civile où les Libanais vivaient avec plus de dignité. « On avait de l’argent au moins dans ce temps-là », se souvient-il, non sans rappeler avoir perdu son frère de 14 ans dans un bombardement qui a emporté 11 enfants et qui l’a laissé blessé à la jambe.

Plus loin, Dina Beydoun, écouteurs aux oreilles, se prépare elle aussi pour un jogging de fin de journée. « La vie a toujours été dure ici, marque-t-elle. On travaille jour et nuit, mais tout est trop cher. Les gens dépriment partout. Il n’y a plus d’espoir. »

Des crises à répétition

On raconte presque sur un ton désinvolte à Beyrouth que la ville est frappée tous les 15 ans par une crise majeure. Il y a eu la guerre civile, de 1975 à 1990, au cours de laquelle plus de 150 000 Libanais ont trouvé la mort et 17 000 personnes ont été portées disparues, puis les frappes israéliennes contre le Liban en 2006, qui ont conduit plus de 1000 civils dans le trépas et détruit de nombreuses infrastructures.

Et maintenant cette explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth qui a anéanti 171 vies et ravagé près de la moitié de la capitale. Une explosion que bien peu de Beyrouthins imputent à un accident, incriminant plutôt le Hezbollah ou encore Israël. « Pourquoi ils ont fait ça ? Ils veulent nous détruire », se lamente Rida Heche, pendant que le soleil commence à se coucher dans la Méditerranée.

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« Oui, les temps sont difficiles et tristes. Ils ne veulent pas qu’on soit heureux. Mais moi, j’aime tout de mon Liban, peu importe ce qui lui arrive », poursuit-elle en portant ses mains à son cœur.

« J’aurais tellement de choses à vous dire sur mon pays. C’est un petit pays où on aime les étrangers. C’est merveilleux. Imaginez, aujourd’hui, je suis passée de la mer à la montagne en 35 minutes. »

De la Corniche, on sent la mer et de cette mer on voit au loin les montagnes. Le meilleur des deux mondes à quelques kilomètres de distance.

« J’adore Beyrouth. C’est ma vie, mes amis, ma famille, reprend Mahmoud Awad, en continuant à pêcher. Mais ils nous ont volé notre Liban en rendant nos vies dangereuses. » Le vieil homme renverse les sardines encore vigoureuses dans un seau bleu recouvert d’un morceau de jute. Plus loin, des hommes pêchent aussi leur repas du soir, mais cette fois avec d’immenses perches noires. Sur les récifs plus bas, des groupes d’amis se prélassent au soleil, pendant que des enfants sautent dans de petites criques remplies d’eau. L’appel à la prière retentit sur la Corniche sous un ciel immaculé. L’horizon semble s’ouvrir sur la mer scintillante, mais en le regardant mieux, on voit bien qu’il rétrécit.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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À propos de l'auteur Le Devoir

Le Devoir a été fondé le 10 janvier 1910 par le journaliste et homme politique Henri Bourassa. Le fondateur avait souhaité que son journal demeure totalement indépendant et qu’il ne puisse être vendu à aucun groupe, ce qui est toujours le cas cent ans plus tard.De journal de combat à sa création, Le Devoir a évolué vers la formule du journal d’information dans la tradition nord-américaine. Il s’engage à défendre les idées et les causes qui assureront l’avancement politique, économique, culturel et social de la société québécoise.www.ledevoir.com

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