Le Québécois Pierre Naccache a des liens particuliers avec le port de Beyrouth. Évoquant la mémoire de son père, qui a contribué à bâtir le Liban, il se désole de ce que le pays est devenu.

Le Québécois Pierre Naccache a des liens particuliers avec le port de Beyrouth. Évoquant la mémoire de son père, qui a contribué à bâtir le Liban, il se désole de ce que le pays est devenu.

L’air est délicieux dans le jardin ombragé de Pierre Naccache, en plein cœur du Plateau-Mont-Royal. À des années-lumière du drame qui secoue le peuple libanais, il touche pourtant à l’horreur du bout des doigts, lorsqu’il balaie l’écran de son iPhone pour montrer des photos de l’explosion de Beyrouth.

Sur une vidéo qui glace le sang, le fils d’un ami filme l’incendie du port, horrifié par ce spectacle, avant d’être soufflé par la violence de l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium. Une longue minute de silence s’écoule. La photo suivante montre le visage ensanglanté du jeune homme, qui travaillait dans une tour à bureaux près du port. « Il va s’en sortir », murmure derrière son masque M. Naccache, comme pour se convaincre que tout n’est pas perdu.

Au Québec depuis 30 ans, ce Libanais d’origine, détenteur d’un doctorat en mathématiques de l’Université de Berkeley et qui a été le premier directeur de l’informatique à la banque centrale du Liban, connaît bien les environs du port. C’est là, à 500 mètres de la mer, qu’il y a son pied-à-terre chaque fois qu’il retourne au bercail, au moins 2-3 mois par année ces derniers temps. « C’était un mélange, à la libanaise, de vieux et de neuf », dit-il. « On pouvait y trouver le boutiquaire arménien de 80 ans et dont la boutique date de Mathusalem et à côté, un restaurant très huppé. Ou le garagiste à qui je ne confierais jamais une voiture en train de démonter une Mercedes de luxe avec une galerie d’art à côté. »

Les quartiers du port, devenus ce pot-pourri « un peu absurde » où règnent en rois et maîtres les Hermès et les Gucci, n’étaient toutefois plus l’âme de Beyrouth, se désole Lina Farès, l’épouse de M. Naccache, en se joignant à la conversation. « Avant, il y avait le souk des bijoutiers, des poissonniers, des boulangers. Le cœur de la ville battait là-bas, mais c’est devenu comme un centre-ville bourgeois dépourvu d’âme », déplore-t-elle. Son mari renchérit : « À Beyrouth, tout a été jeté à la mer. Il y a eu un génocide culturel. Après la guerre, le premier ministre [Rafic] Hariri, qui avait une conception saoudienne de la culture, a aplati le centre-ville. Il a envoyé les bulldozers et reconstruit de grandes tours. »

« Pauvre papa… »

Pierre Naccache a un autre lien bien particulier avec le port de Beyrouth. Son père, Henry Naccache, éminent ingénieur diplômé de l’École Polytechnique en France et maître d’œuvre de nombreux projets et infrastructures alors qu’il codirige le Conseil exécutif des grands projets (CEGP) sous l’ère du président Fouad Chéhab, a dirigé l’une des premières grandes phases d’expansion du port et la construction des silos céréaliers. « Je suis content que mon père soit mort. Il n’a pas vu la suite. Ça l’aurait rendu fou », laisse tomber Pierre Naccache, en évoquant à la fois la récente tragédie et ce que le Liban est devenu.

Tout petit, il se souvient des petits barrages qu’il construisait lui-même avec des petits bouts de bois dans les rigoles d’eau, faisant écho à un autre grand chantier dirigé par son père, le barrage du Litani, baptisé barrage Albert Naccache, du nom de son grand-père qui en avait lui-même jeté les bases au début du siècle. « Mon père était un athée hyper tolérant qui avait une vision inconfessionnelle du monde. Il est de la génération de l’Indépendance et a consacré sa vie et sa carrière à servir le Liban. Il était moins critique que mon grand-père », ajoute l’homme, qui s’est replongé dans les archives familiales pour écrire un livre sur l’un des premiers ingénieurs de la nation qu’a été son grand-père Albert.

Après une prolifique carrière d’ingénieur et de haut fonctionnaire pour l’État du Liban — on lui doit aussi des contributions décisives pour l’aéroport de Beyrouth, la banque centrale du Liban, la Foire de Tripoli (avec l’architecte Oscar Niemeyer)—, Henry Naccache est enlevé puis assassiné en 1976, au début de la guerre civile, victime, dit-on, de son engagement pour un Liban uni. Son corps n’a jamais été retrouvé. « En 1975, le potentiel de corruption était là, et le Liban s’est gangrené. Pauvre papa, heureusement qu’il n’y est pas pour voir ça… »

De colère et d’espoir

Selon lui, le Liban n’était pas assez « mature » pour absorber le développement. « Ça sert à quoi de faire un très beau port, quand on y entrepose 2700 tonnes de nitrate d’ammonium ? Autant qu’il n’y ait pas de port ! », ajoute-t-il, sans décolérer. « Il y a certainement derrière cette histoire une bataille de profiteurs pour récupérer le magot que vaut l’engrais [fait avec le nitrate]. […] Mais il y a surtout des dizaines et des dizaines de personnes qui savaient et qui n’ont pas assumé la responsabilité, si ce n’est légale à tout le moins morale, de faire quelque chose. Dans un pays normal, quand on sait qu’il y a quelque chose de très explosif qui pourrait coûter la vie à des milliers de gens, on n’écrit pas simplement une lettre, on se met à hurler ! »

En 1975, le potentiel de corruption était là, et le Liban s’est gangrené. Pauvre papa, heureusement qu’il n’y est pas pour voir ça…

 

Sa femme Lina fait remarquer que bien que les silos aient été affectés sur un des flancs, ils ont tenu le coup malgré la puissance de la déflagration. « Ils sont debout alors que toute la ville est à terre, c’est du travail d’ingénierie très bien fait », dit-elle, en s’excusant du même souffle de souligner une telle chose devant le malheur que vit le peuple libanais. « Je ne voudrais pas mettre ça de l’avant, alors que notre cœur est avec tous ces gens qui souffrent en ce moment. »

Leurs pensées vont d’ailleurs à tous leurs proches, notamment à son beau-frère et à sa femme, leurs hôtes près du port de Beyrouth. Cette dernière a d’ailleurs été très grièvement blessée. « Elle a dû faire trois hôpitaux avant d’être opérée pour une hémorragie interne », dit Pierre Naccache, après avoir fait le récit aussi émouvant que rocambolesque de son sauvetage.

Alors qu’il est plutôt dans le camp des pessimistes, sa femme Lina Farès s’obstine néanmoins à voir de l’espoir dans la jeunesse. « Les jeunes de la Békaa, Tripoli, Saïda, ils sont montés à Beyrouth pour aider, assez pour nettoyer la ville en 4 jours. L’énergie positive et le courage des moins de 35 ans… Ils y croient, eux », dit-elle, voyant son mari hocher de la tête. « Vous ne trouverez jamais deux Libanais d’accord. »

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À propos de l'auteur Le Devoir

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