L’Inde, ce n’est pas Singapour. C’est plutôt l’Iran

L’Inde, ce n’est pas Singapour. C’est plutôt l’Iran

Par M. K. Bhadrakumar − Le 21 juillet 2020 − Source The Indian Punchline

La nouvelle rapportée aujourd’hui par le Tehran Times, selon laquelle l’Iran et l’Union Économique Eurasienne (EAEU) dirigée par la Russie vont mettre en place trois autres groupes de travail sur l’expansion des liens commerciaux entre les deux parties, ne devrait pas surprendre – sauf pour les analystes indiens qui regardent naïvement la politique du Golfe persique comme une bijection entre l’Iran chiite et les États arabes sunnites. Le rapport souligne l’intégration eurasienne de l’Iran. Qu’est-ce que cela implique ?

Chabahar Port
Le port de Chabahar est « gagnant-gagnant » pour l’Iran, l’Inde, l’Afghanistan et la Chine

Certes, les relations Iran-Russie s’approfondissent, ce qui aurait des conséquences de grande portée sur la géo-économie de la vaste région que constituent l’Eurasie et le Golfe persique. Et cela ne devrait pas passer inaperçu en Inde au milieu des poncifs propagés par les lobbyistes américains qui ne comprennent pas l’Iran.

Le ministre iranien des affaires étrangères, Javad Zarif, est à Moscou aujourd’hui pour sa deuxième visite en Russie au cours des deux derniers mois. L’accent est mis sur le JCPOA (accord nucléaire de 2015) dont l’administration Trump s’est retirée unilatéralement il y a deux ans. Washington essaie maintenant désespérément de faire passer à la trappe le JCPOA avant que le mandat du président Trump ne s’achève bientôt.

Israël est également frénétique car il y a une grande fluidité dans la politique intérieure américaine ; il craint que l’élection présidentielle de novembre ne tire les rideaux sur la présidence de Trump. Une série d’attentats terroristes récents en Iran laisse entrevoir des tentatives de dernière minute de la part des services de renseignements américains et israéliens pour inciter Téhéran à prendre des mesures drastiques qui pourraient servir de prétexte à une confrontation avant novembre.

Mais ce qui complique les choses pour les bellicistes américano-israéliens, c’est que l’Union européenne ainsi que le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, signataires du JCPOA, refusent de s’associer à la feuille de route de Washington visant à « annuler » les sanctions du Conseil de Sécurité des Nations-Unies contre l’Iran (avant 2015).

En outre, l’Union européenne a récemment critiqué ouvertement l’unilatéralisme des États-Unis et leur violation du droit international pour utiliser les sanctions comme outil géopolitique afin de servir leurs propres intérêts. Dans une déclaration datant de vendredi 17 juillet, le Chef de la politique étrangère de l’UE, Josep Borrell, a déclaré que l’ingérence des États-Unis dans les affaires de l’Europe par le biais de sanctions est inacceptable. Il est intéressant de noter que M. Borrell s’est fait un devoir de citer les sanctions américaines contre l’Iran comme un cas d’école.

Dans un contexte aussi complexe, la dépendance de l’Iran au soutien russe devient critique. La période de trois mois à venir est cruciale, car d’ici octobre, un autre jalon du JCPOA sera atteint : la fin de l’embargo des Nations-Unies sur l’achat et la vente d’armes par l’Iran. Nous pouvons anticiper le renforcement de la coopération militaire de l’Iran avec la Russie- et la Chine.

Aujourd’hui, l’intégration de l’Iran dans l’EAEU s’accompagne d’un accord de partenariat stratégique global entre la Chine et l’Iran d’une valeur de 400 milliards de dollars, qui est en cours de négociation. Ce que nous voyons ici, en résumé, est une grande stratégie iranienne de « Regard vers l’Orient ».

D’un point de vue géo-économique, alors que l’accord de partenariat stratégique avec la Chine marquera l’essor de l’Iran en tant que principale illustration de l’initiative « Belt and Road » au niveau mondial, l’intégration de l’Iran dans l’UEEA ouvre une zone de libre-échange avec une population totale de plus de 260 millions d’habitants.

Le caractère unique de l’Iran en tant que partenaire réside dans ses capacités technologiques locales, son marché inexploité (population : 80 millions), ses vastes ressources minérales, y compris le pétrole et le gaz (l’une des plus grandes réserves de gaz au monde, en fait) et sa situation géographique. Aucun des autres États du golfe Persique ne peut rivaliser avec l’Iran en tant que puissance régionale.

Certains peuvent avoir du pétrole, d’autres du gaz, mais personne ne peut rivaliser avec la combinaison de l’Iran : une population éduquée et qualifiée, un marché important, des capacités scientifiques et technologiques avancées, une base agricole solide et des réserves massives de minéraux divers allant du charbon au minerai de fer, de la bauxite et de l’aluminium au zinc et au plomb, de l’uranium au cuivre, et de l’herbertsmithite [minerai d’alliage de cuivre et zinc, appelé aussi aranakite, NdT] à l’or.

Il n’est pas surprenant que l’Iran figure sur le radar européen comme un interlocuteur sérieux. L’UE est tout à fait consciente que la stratégie de « pression maximale » de l’administration Trump à l’égard de l’Iran n’a absolument pas réussi à amener Téhéran à se soumettre. L’UE a également le sentiment que si Trump échoue dans sa tentative de réélection, comme cela semble être de plus en plus le cas, la politique américaine à l’égard de l’Iran changera radicalement de cap avec Joe Biden.

On peut s’attendre à ce que Joe Biden abandonne sans cérémonie l’approche de « pression maximale » de son prédécesseur, qui est dans l’impasse, et qu’il relance la participation de Washington au JCPOA, un héritage de l’administration de Barack Obama.

Il est tout à fait concevable qu’en harmonisant ses vues avec celles des alliés [le terme vassaux eût été plus réaliste, NdT] européens, l’administration Biden s’oriente vers un engagement constructif de Téhéran en vue de négocier un « JCPOA+ », qui inscrirait l’accord nucléaire de 2015 dans le cadre d’une intégration plus large de l’Iran en tant que puissance régionale, en ouvrant le commerce, l’investissement et le flux de technologie occidentale vers l’Iran.

Bien entendu, cela impliquera des négociations difficiles. Les partenariats stratégiques de l’Iran avec la Russie et la Chine sont symptomatiques d’une authentique puissance régionale avec une vision du monde qui lui est propre. Téhéran collecte activement des jetons pour la prochaine partie de poker avec les États-Unis.

C’est là que se trouvent les opportunités pour la diplomatie indienne. L’Inde n’est en concurrence avec aucune grande puissance sur l’Iran. L’Iran n’est pas non plus un terrain de jeu pour la concurrence de l’Inde avec la Chine. Au contraire, l’Inde devrait imiter la Russie, la Chine et l’UE, qui ont toutes diversifié avec succès leurs relations avec les acteurs régionaux du Golfe persique.

Il est important que la diplomatie indienne anticipe la forte probabilité d’un changement de la politique américaine dans le Golfe Persique – non seulement en ce qui concerne l’Iran mais aussi l’Arabie Saoudite, qui a pratiquement épuisé ses amis au Capitole, l’establishment dit « libéral » de Washington et l’establishment américain de la sécurité.

Les lobbyistes américains dans notre pays créent la confusion en caricaturant le Golfe Persique comme un système binaire entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Soit ils ignorent béatement, soit il occultent délibérément les courants sous-jacents de la politique régionale dans le Moyen-Orient musulman aujourd’hui.

Dans la partie nord de l’Asie occidentale, une rivalité régionale qui couvait depuis une dizaine d’années a éclaté avec une fureur démoniaque, opposant la Turquie et le Qatar d’un côté à l’Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis et à l’Égypte de l’autre.

Contrairement à la rivalité saoudienne-iranienne, qui est plus une foire d’empoigne, la lutte saoudienne-émiratis-égyptienne contre la Turquie et le Qatar a des connotations existentielles, étant donné le spectre des Frères Musulmans qui hante les régimes autoritaires de la région. Cela doit encore s’infiltrer dans les récits des médias indiens.

On peut imaginer une trêve dans le golfe Persique, qui permettrait aux Saoudiens et aux Émiratis de se concentrer sur la montée potentielle de l’Islam politique dans une large partie de la région qui s’étend de la Libye à l’Égypte et à la péninsule arabique. Un affrontement militaire entre la Turquie et l’Égypte ne peut être exclu, qui impliquerait inévitablement le Qatar du côté de la Turquie et les Saoudiens et les Émiratis du côté de l’Égypte.

Il suffit de dire que l’Inde n’est pas une ville-État unidimensionnelle comme Singapour ou Monaco, d’où l’on peut avoir une vision négative de la politique de l’Asie occidentale. L’Inde est le voisin immédiat de l’Asie occidentale et la politique du Golfe Persique se ressent dans notre sang et dans notre cœur. L’Inde n’a pas besoin des lobbyistes américains pour l’éduquer sur l’Iran.

La relation de l’Inde avec l’Iran survivra aux contes de fée et à la désinformation diffusés par les lobbyistes américano-israéliens pour créer des perceptions erronées. Tant que l’Inde conservera son autonomie stratégique et poursuivra une politique étrangère indépendante, les décideurs politiques de Delhi pourront continuer à s’appuyer sur les bases de la compréhension mutuelle avec l’Iran.

Dans un avenir pas si lointain, des trains commenceront à circuler entre les terminaux à conteneurs de Chabahar-Port en Inde [ce port est iranien, NdSF] et la frontière afghane, grâce aux efforts conjoints de Delhi et de Téhéran. En fait, par une curieuse ironie du sort, l’Afghanistan vient d’expédier un envoi via le port de Chabahar à Kandla – en route vers la Chine !

M. K. Bhadrakumar

Traduit par Michel, relu par Wayan pour Le Saker Francophone

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