Ce que Paul Claudel avait à dire

Ce que Paul Claudel avait à dire

Si l’œuvre littéraire de Paul Claudel (1868-1955) se compare esthétiquement à une fresque contenant toutes les nuances possibles, son message, lui, est univoque. « J’ai une chose à dire et il faut absolument que je la dise. » Cette chose le presse, le met en route, l’enrôle. Désormais, ses poèmes, ses essais, ses pièces de théâtre et surtout son immense correspondance se calquent sur cette chose mystérieuse, irréfutable. Depuis le 25 décembre 1886, Claudel ne peut plus se taire.

Quand il franchit le porche de la cathédrale de Notre-Dame de Paris pour assister aux vêpres de Noël, il n’a pas la foi chrétienne. D’ailleurs, il ne va à la messe que dans le but d’y trouver un « excitant approprié » pour lui donner matière à écrire. Éduqué à l’école du positivisme, du matérialisme et du scientisme, Claudel a tôt fait d’ignorer la religion.

Bien que les poèmes d’Arthur Rimbaud ouvrent « une fissure dans son bagne matérialiste et lui donnent l’impression vivante et presque physique du surnaturel », son état habituel « d’asphyxie et de désespoir » perdure.

Puis se produit la chose. Au second pilier à l’entrée du chœur, à droite, du côté de la sacristie, il semble que le Ciel soit venu visiter Claudel :

« En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée n’ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. »

Bang ! Un coup de foudre dont il ne se relèvera jamais, mais qui le relèvera à jamais. Un coup de foi qui est le coup d’envoi d’un long itinéraire dont il ne déviera pas.

« Le sentiment d’avoir fait du bien à une âme est la jouissance la plus vive qu’un homme de mon âge puisse éprouver. Il me sera doux quand je serai sur mon lit de mort de penser que mes livres n’ont pas ajouté à l’épouvantable somme des ténèbres, de doutes, d’impureté, qui afflige l’humanité, mais que ceux qui les lisent n’ont pu y trouver que des raisons de croire et de se réjouir d’espérer. »

Paul Claudel

Même si Claudel mène une vie d’écrivain active et une carrière diplomatique l’appelant au bout du monde (Chine, Japon, Brésil, États-Unis, Europe), rien ne l’empêche de trouver le temps pour participer assidument à la messe, prier le chapelet, visiter le saint sacrement et se donner à des œuvres charitables.

Son attachement à la foi demeure inébranlable malgré la rude exigence de sa conversion. Son tempérament ambitieux, son ardeur charnelle et son caractère impétueux seront certainement pour l’écrivain un lieu constant d’évangélisation de lui-même.

Entre deux feux

Les débats entre la chair et l’esprit sont au cœur de l’œuvre claudélienne. Sans doute parce que lui-même a mené cette lutte féroce de longue haleine. Malgré l’intensité de sa conversion, il n’arrive pas à échapper à l’emprise des ébats amoureux. « Moi-même qui savais ce que je savais, la vue même de l’enfer sous mes pas ne m’aurait pas séparé de cette ennemie ! » confie-t-il à son ami Frizeau.

Il rencontre « cette ennemie » en 1900, sur un bateau qui les conduit vers la Chine. Il entreprend avec Rosalie Scibor-Rylska, une jeune Polonaise mariée, une liaison secrète qui lui donnera un enfant hors mariage. Rosalie disparait de sa vie avant que Claudel ait vu naitre l’enfant. La maitresse de sa folle passion lui inspirera les personnages d’Ysé dans Partage de midi et de Prouhèze dans Le soulier de satin.

Dans le couple comme dans l’individu, Claudel voit des forces antagonistes se livrer une bagarre sans merci.

En effet, pour lui, l’individu échoue à faire face à « tout lui-même ». En lui s’opposent l’appel de l’absolu, du « sens pur ineffablement contemplé » et l’appel de la terre, de la bête. L’univers du songe et de l’utilitarisme se combattent, face à face. La tension de cet équilibre fragile dans le cœur de l’homme appelle une réponse, un dénouement. Camus propose la révolte. Sartre, la liberté absolue. Et Claudel, la charité chrétienne, pour autant que l’homme ne se refuse pas à la grâce.

En ce qui concerne la figure du couple chez l’auteur, Louis Barjon, dans Claudel, propose cette analyse : « Tant que ces partenaires antithétiques s’affrontent dans l’égoïsme de leurs appétits rivaux, ils ne peuvent que se détruire. Ils font uniquement et stérilement figure d’adversaires. Ils méconnaissent la part de vérité dont leur opposant reste détenteur. »

Le théâtre de Claudel ne cesse de le mettre en évidence : tant que leur amour ne vise pas le dépassement d’eux-mêmes, leur relation deviendra le miroir fracassé de l’unité tant recherchée.

Une réponse éternelle

Pour Claudel, une solution s’impose. Il ne s’agit pas de nier notre être charnel au détriment de notre être spirituel, ou inversement. Il s’agit plutôt de tenir compte de la vérité des deux, tant que chacun garde son ordre respectif et n’empiète pas sur le terrain de l’autre ; tant que les aspirations contraires ne s’affrontent pas dans un climat d’hostilité, mais bien de charité ; tant que chacune abdique son égoïsme propre pour s’élever vers une Vérité plus grande.

« Comme si leur opposition douloureuse n’avait d’autre raison d’être que de les contraindre à cette mort librement acceptée qui n’anéantit pas, mais fait vivre » (Barjon).

Dans cette querelle intérieure où les voix de l’âme mugissent sans s’écouter, pour Claudel, il n’y a qu’un arbitre extérieur capable d’instaurer un vrai dialogue : Dieu, et une seule issue : le sacrifice. L’être spirituel doit renoncer à l’orgueil de l’ambition et de l’élévation, l’être charnel à la consommation aveugle de la passion.

Pour le converti de Noël, Dieu demeure avant tout éducateur. Un éducateur des passions humaines qui, tout en respectant infiniment la liberté, lui assure par son amour sauveur la joie certaine, joie acquise au détour de la Croix.

La voix unitive

Par un univers merveilleux tissé de symboles, le poète raconte l’harmonie du monde visible. Contrairement au scientifique qui dissèque, Claudel cherche l’unité. Même si le regard de Claudel n’est pas scientifique, il n’est pas pour autant détaché du réel ; bien au contraire, il lui est profondément lié.

Ces lignes d’un dialogue entre un élève et son professeur écrit par Claudel en témoignent : « Professeur ! Mais apprenez-le ! Pour moi, le noir de votre tableau ne me suffit pas, ni ces maigres signes qu’y trace la craie. Ce qu’il me faut, c’est le ciel noir lui-même ! »

Avant de mettre un mot sur le papier, l’auteur laisse les choses se présenter à lui pour en éprouver la résistance, la forme, la texture. D’un œil attentif, l’écrivain les scrute une à une pour les appeler par leur nom, pour leur attribuer leur juste place dans le grand casse-tête du monde. Autant de mots pour palper la richesse infinie des êtres, autant de « prises d’attaque, nous dit Barjon, de subtiles ventouses lui permettant d’adhérer, de coller partout au réel ».

Parce qu’il se saisit de l’unité, Claudel est frappé par l’incomplétude des êtres et de la dépendance nécessaire inscrite dans leurs relations. Leur incessant mouvement est le cri de leur insuffisance et de leur besoin de l’autre. Chaque être n’est à lui seul qu’une infime parcelle qui reflète le tout universel.

Par sa poésie, Claudel veut libérer chaque chose de son caractère éphémère en lui donnant valeur d’éternité : « Je ne puis rien nommer que l’éternel. La feuille jaunit et le fruit tombe, mais la feuille dans mes vers ne périt pas. Ni le fruit mûr, ni la rose entre les roses ! Elle périt, mais son nom dans l’esprit qui est mon esprit ne périt plus. La voici qui échappe au temps. » Claudel en fait recrée poétiquement le monde !

Une correspondance apostolique

En plus de l’œuvre littéraire monumentale qu’il signe, l’écrivain consacre au moins deux heures par jour jusqu’à la fin de sa vie à entretenir une correspondance avec des personnes de tous les continents, de tous les âges, provenant des classes sociales les plus variées.

Pourtant, c’est dans la crainte et le doute qu’il commence l’œuvre dont le rayonnement perdure encore aujourd’hui.

Il ne se sent pas de taille pour prendre la parole, car il craint que sa foi toute nouvelle sape sa carrière littéraire et mondaine. Le rude climat anticlérical en France à l’aube du 20e siècle lui demande un courage surhumain : « La religion n’était pas seulement haïe, mais encore tournée en dérision », raconte-t-il.

Même le récit de sa conversion est occasion de reconversion : « Toutes les mortifications d’amour-propre dont cette publication sera la cause pour moi sont les bienvenues : c’est d’ailleurs peu de choses et je commence à en voir surtout le côté comique. Notre amour pour Dieu n’a rien de déshonorant, il n’y a aucune raison de le cacher, pas plus que les miséricordes qu’il nous a faites. »

Il recevra rapidement les signes que son travail n’est pas vain. « C’est Frizeau le premier qui, ramené à Dieu par mes drames et sachant y voir la religion dominer tout, me fit penser : je n’ai donc rien écrit en vain. […] Elle est datée du 4 février 1904, c’est-à-dire au plus profond de mon péché mortel. »

Même au travers du désert de sa vie sentimentale, Claudel voit tout de même poindre l’oasis de sa vocation apostolique.

La correspondance de Paul Claudel prend des proportions au-delà de ses attentes. De nombreux adolescents assoiffés de sens lui écrivent, comme ce jeune adolescent sceptique qui, durant quatre ans, s’interroge avant de donner sa pleine adhésion à l’Église : « Il faut avoir été un incroyant comme vous, Monsieur, pour savoir l’angoisse qu’on traverse quelques fois avant d’être sûr de croire » (Mme W. G., Paris, 9 juillet 1946, APC).

D’autres, des prisonniers, lui témoignent : « Votre lettre m’a rendu l’espérance. Tout ce que nous avons à porter est une épreuve passagère » (A. B., Armée française, 21 juillet 1940, APC).

Les non-catholiques aussi — et ils sont nombreux — sollicitent Claudel. Parmi eux, un protestant qui se confie : « Vous m’avez révélé la vérité éternelle. À l’heure où j’hésitais au milieu de toutes les voix humaines, c’est à travers votre Chemin de Croix que j’ai contemplé à nouveau la face de mon Dieu » (R. C., 20 mars 1934, APC).

Même les prêtres trouvent en Claudel une source renouvelante pour leur ministère : « Ce n’est pas l’homme en moi qui est remué, c’est le prêtre », confie un prêtre après avoir assisté à la représentation du Soulier de satin (A. de S., Vanves, 18 février 1945, APC).

Que l’on pense également à ceux qui ont senti « leur cœur moins bas, plus chrétien, moins restreint, moins limité, plus catholique » (P. L., Congo belge, APC) et à cette parole de Jacques Duron, un converti grâce à Claudel : « À combien d’âmes n’avez-vous pas apporté cela qui justement leur manquait pour opérer le passage d’une foi reçue, peut-être mal entretenue, exposée de toutes parts et plus ou moins débile ou vacillante, à cette foi enfin solide, joyeuse, vaste comme le monde, éclatante comme la lumière. »

L’ampleur de la correspondance de Claudel révèle le cœur de sa mission. Même si les lettres s’accumulent sur sa table, il prend la peine d’y répondre, une à une. Il le fait sans souci d’enregistrer un succès, dans un total désintéressement de lui-même et par pur intérêt pour le salut des âmes :

« Le sentiment d’avoir fait du bien à une âme est la jouissance la plus vive qu’un homme de mon âge puisse éprouver. Il me sera doux quand je serai sur mon lit de mort de penser que mes livres n’ont pas ajouté à l’épouvantable somme des ténèbres, de doutes, d’impureté, qui afflige l’humanité, mais que ceux qui les lisent n’ont pu y trouver que des raisons de croire et de se réjouir d’espérer. »

« L’humble nécessité présente est préférable à tous nos rêves d’amour et de sainteté. Quelle douce satisfaction de se dire : J’ai fait vraiment du bien à quelqu’un. Je ne suis ni saint François de Sales ni un curé d’Ars, mais j’ai fait une chose pour laquelle Dieu m’avait préparé et envoyé comme une flèche. »

Prêtre de cœur

Claudel épouse en 1906 Reine Sainte-Marie-Perrin, avec qui il aura cinq enfants. Bien qu’il soit marié, père et qu’il mène une carrière consulaire et littéraire féconde, Claudel gardera toute sa vie la nostalgie d’un sacerdoce manqué : « […] je me sens non seulement catholique, mais prêtre d’esprit, jusqu’à la moelle des os. Un prêtre manqué ! Quelle tristesse ! » Claudel aurait voulu devenir moine. Mais sa vocation meurt dans l’œuf lorsqu’il se voit refuser la vie monastique.

Ainsi, toute sa vie, Claudel vacille entre deux désirs, sans jamais trouver l’équilibre : « Je me sens aussi mal à l’aise dans la vie littéraire et laïque que je l’aurais été sans doute de l’autre côté de la table de la communion. »

Chose certaine, même si Claudel doutait de sa vocation en son for intérieur, son zèle à annoncer le Dieu incarné dans la crèche de son cœur a conduit un grand nombre d’âmes à bon port. Il avait une chose à dire… et il l’a dite. Laissons-lui donc le dernier mot :

« O combien mon cœur est lourd de louanges et qu’il a de peine à s’élever vers Vous. Comme le pesant encensoir d’or tout bourré d’encens et de braise.
Parmi tout l’univers qui bégaie, laissez-moi préparer mon cœur comme quelqu’un qui sait ce qu’il a à dire…
Mais que je trouve seulement la parole juste, que j’exhale seulement
Cette parole de mon cœur, l’ayant trouvée, et que je meure ensuite, l’ayant dite, et que je penche ensuite
La tête sur la poitrine, l’ayant dite, comme le vieux prêtre qui meurt en consacrant. »


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