Guy Debord et le triomphe des masques et de la passivité

Par Nicolas Bonnal

Né en 1961 à Tunis, Nicolas Bonnal étudie beaucoup, voyage plus encore et commence à publier en 1995 : Mitterrand le grand initié. Il publie ensuite aux belles lettres le Coq hérétique sur l’exception française, la première étude en français sur Tolkien et Internet novelle voie initiatique. Il publie aussi des romans (les territoires protocolaires) et un recueil de contes (les mirages de Huaraz) après une vacance de cinq ans en Amérique du sud. Il revient vivre en Andalousie, puis publie des livres sur le cinéma (le paganisme, Kubrick, Ridley Scott, sans oublier les westerns). Anarchiste réactionnaire,  proche des libertariens américains et des traditionalistes européens, Nicolas Bonnal  se réclame aussi du genre pamphlétaire (un livre sur Céline) et décidément antimoderne. Il a publié des textes sur une dizaine de sites dont France-courtoise.infobvoltaire.frdedefensa.orgfr.sputniknews.com et pravdareport.com. Plusieurs de ses livres ont été traduits (russe, brésilien, ukrainien, espagnol). Son blog : nicolasbonnal.worpress.com

Paul Virilio (voyez mon texte repris par les éminentes éditions Galilée) a magnifiquement dit que nous étions des dissuadés. Le réseau des lois, des amendes et des menaces nous inhibe. Mais nous sommes aussi des aliénés abrutis par les clergés des médias et experts, et un peu de relecture marxiste nous le rappellera.

Le système corporatiste (grandes entreprises plus Etat, voyez nos textes sur Naomi Klein) impose ses masques, ses marques et ses contraintes extraordinaires sans encombre. Alors que l’épidémie ne tue plus personne ou presque, nous nous aliénons gaiement. Nous nous contentons de cliquer quand nous ne sommes pas contents et il triomphe sans problème ce système soi-disant à deux doigts de craquer. Pourquoi sommes-nous si soumis et passifs alors ?

Relisons Guy Debord alors (Société, §12) :

« Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence. »

Le système est sans réplique. Nous le savions remarquez. Guy Debord évoque notre passivité (Société, § 13) :

« Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire. »

Marxiste et athée, Debord attaque la religion, qui selon Feuerbach est déjà devenu un masque au dix-neuvième siècle (et ils n’ont pas tort, vu ce que devient l’effarant christianisme institutionnel en ce moment). L’illusion règne dans le monde et on le dit déjà à l’ère baroque. J’aime ce § 20 où Debord évoque illusion, opacité et surtout ce caractère irrespirable :

« La philosophie, en tant que pouvoir de la pensée séparée, et pensée du pouvoir séparé, n’a jamais pu par elle-même dépasser la théologie. Le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse. La technique spectaculaire n’a pas dissipé les nuages religieux où les hommes avaient placé leurs propres pouvoirs détachés d’eux : elle les a seulement reliés à une base terrestre. Ainsi c’est la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable. Elle ne rejette plus dans le ciel, mais elle héberge chez elle sa récusation absolue, son fallacieux paradis. Le spectacle est la réalisation technique de l’exil des pouvoirs humains dans un au-delà ; la scission achevée à l’intérieur de l’homme. »

Nous devenons nuls et soumis parce que nous ne travaillons plus. Nous sommes confinés par notre inactivité et notre vie devant la télé. Mes lecteurs espagnols m’écrient pour dire que tout le monde ou presque a bien vécu le confinement finalement (le niveau de vie ne baisse que pour quelques fournisseurs de services, le reste étant engraissé par l’Etat…). Debord :

« Par la réussite même de la production séparée en tant que production du séparé, l’expérience fondamentale liée dans les sociétés primitives à un travail principal est en train de se déplacer, au pôle de développement du système, vers le non-travail, l’inactivité. Mais cette inactivité n’est en rien libérée de l’activité productrice : elle dépend d’elle, elle est soumission inquiète et admirative aux nécessités et aux résultats de la production ; elle est elle-même un produit de sa rationalité. Il ne peut y avoir de liberté hors de l’activité, et dans le cadre du spectacle toute activité est niée, exactement comme l’activité réelle a été intégralement captée pour l’édification globale de ce résultat. Ainsi l’actuelle « libération du travail », l’augmentation des loisirs, n’est aucunement libération dans le travail, ni libération d’un monde façonné par ce travail. Rien de l’activité volée dans le travail ne peut se retrouver dans la soumission à son résultat. »

Nous sommes niés en tant qu’actifs : allez militer dans ce contexte…

Mais surtout nous sommes isolés et le diable nous isole toujours plus. Ce doit être ma phrase préférée de ce livre : nous sommes réunis dans le séparé.

Debord (§ 28) :

« Le système économique fondé sur l’isolement est une production circulaire de l’isolement. L’isolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour. De l’automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions d’isolement des « foules solitaires ».

Et nous sommes donc ontologiquement inférieurs à ce qui est montré :

« Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. »

Nous devenons des contemplateurs ou pour mieux dire des non-vivants (le premier zombi de Romero paraît la même année que la Société du Spectacle). Guy Debord, § 30 :

« L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. »

Debord avait magnifiquement évoqué cette unification de la planète (le « devenir-marchandise du monde »). Sa conséquence : « La réussite du système économique de la séparation est la prolétarisation du monde. »

Le système ne peut que triompher car il a imposé notre emploi du temps. Nous sommes éduqués et conditionnés pour regarder ses images, nous n’avons même plus à travailler (53 millions de chômeurs en Amérique, qui ne meurent pas encore de faim mais sont pendus à leurs sources d’informations) :

« Le temps de la consommation des images, médium de toutes les marchandises, est inséparablement le champ où s’exercent pleinement les instruments du spectacle, et le but que ceux-ci présentent globalement, comme lieu et comme figure centrale de toutes les consommations particulières : on sait que les gains de temps constamment recherchés par la société moderne — qu’il s’agisse de la vitesse des transports ou de l’usage des potages en sachets — se traduisent positivement pour la population des États-Unis dans ce fait que la seule contemplation de la télévision l’occupe en moyenne entre trois et six heures par jour. »

Snyder rappelle régulièrement qu’on est passés à neuf heures par jour. Internet (simple prolongation de la TV), télévision, radio, etc. A défaut d’optimisme nous devrions pratiquer la lecture des classiques et la lucidité. La survie sera pour une autre fois (c’est aussi un programme télé dont on a abreuvé  l’esprit).

Sources :

Guy Debord – la Société du Spectacle ; Commentaires

Nicolas Bonnal – internet nouvelle voie initiatique (quatre éditions, dont une en brésilien – institut Piaget)

Paul Virilio – la bombe informatique

Naomi Klein – La stratégie du choc

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