Le Hezbollah pris entre deux feux : sa propre société et ses alliés nationaux

Le Hezbollah pris entre deux feux : sa propre société et ses alliés nationaux

Par Elijah J. Magnier − Le 5 juillet 2020 − Source ejmagnier.com

Le secrétaire général du Hezbollah libanais, Sayyed Hassan Nasrallah, bénéficie d’un soutien inégalé parmi les chiites au Liban et plus largement parmi «l’Axe de la résistance», qu’il dirige. Il est le leader le plus célèbre du Liban, il est très respecté et écouté par ses partisans et ses ennemis, en particulier Israël.

Cependant, comme la situation financière du Liban s’est fortement détériorée, il n’est plus dans une position enviable et aura besoin de compétences exceptionnelles pour maintenir l’unité du Liban à un moment où ses prétendus alliés politiques font preuve d’un comportement hostile. Les partisans du Hezbollah et ses alliés politiques ne sont plus en harmonie. Les tensions atteignent maintenant des niveaux sans précédent, non seulement sur les réseaux sociaux, mais aussi en ce qui concerne les choix politiques. Les raisons sont multiples.

Sayyid Nasrallah a une influence incontestée sur ses partisans dans la mesure où la plupart d’entre eux font écho au mot «Sayyid» – comme l’appellent ses disciples qui utilisent également l’acronyme «Samahto», les termes arabes signifiant son éminence, un titre religieux. Ses discours deviennent une feuille de route pour ses partisans, analystes, journalistes et politiciens, et le détail de ses opinions et idées politiques est rediffusé sur la plupart des plateformes médiatiques.

Mais cela n’empêche pas les membres de la société qui nourrissent le Hezbollah – dont le Hezbollah fait partie intégrante – d’être en désaccord avec les déclarations du Sayyid concernant son lien politique avec ses alliés, en particulier le plus grand parti chrétien «Tayyar al Watani al-Hurr», Le Mouvement Patriote Libre (FPM). En fait, les partisans du Hezbollah ont décidé de contourner les recommandations du Sayyid, et de «se guider la nuit comme un chameau» – une expression utilisée par l’imam Hussein Bin Ali pour ses partisans la veille de la dernière bataille de Karbalaa, quand il a invité ses partisans à partir à la tombée de la nuit pour éviter d’être vus par l’ennemi et ainsi échapper à la mort le lendemain. Sur les réseaux sociaux, une autre guerre se déroule où les partisans du Hezbollah expriment durement leurs frustrations, empiétant sur la zone de confort du Hezbollah et contestant ses préférences politiques.

Dans l’un de ses derniers discours, Sayyid a souligné l’importance de modérer les échanges sur les plateformes de médias sociaux entre alliés, de tous les côtés, affirmant que le lien avec ses alliés est solide et sain. Sayyid Nasrallah a voulu dégonfler le niveau actuel des tensions résultant d’une série d’événements survenus au Liban. Nul doute que le chef du Hezbollah espérait aborder le vrai problème entre alliés sous un angle différent, loin des plates-formes publiques.

Mais regardons ce qui se passe réellement au Liban. Il n’y a aucun programme caché derrière cet article et aucune intention d’attiser les différences nationales existantes. Son objectif est de révéler une réalité que les Libanais découvrent en cette période de détresse financière que le pays vit depuis des mois. Le niveau de la dissension a augmenté au point où il est devenu incontournable. Il est temps de répondre à cette dissension.

Le Liban est dans un état de sérieuse discorde depuis que les gens sont descendus dans la rue l’année dernière pour exiger de meilleures conditions de vie, et exprimer leur mépris pour les politiciens responsables de décennies de corruption et de mauvaise gestion. Cela a effrayé tous les politiciens de l’époque car ils ont compris que le peuple libanais se révoltait contre chacun d’entre eux, et ils ont été accusés d’être responsables de trois décennies de vol, de perte d’emplois, d’injustice et de corruption.

Comme dans le cas de manifestations similaires en Irak, l’ambassade américaine a tenté de renverser la vague populaire de manifestations pour détourner les manifestants contre l’ennemi le plus redouté d’Israël, le Hezbollah.

Le « Mouvement du Futur » – fondé par feu le Premier ministre Rafiq Hariri et maintenant dirigé par son fils Saad, tous deux cibles des manifestants – a poussé la situation au bord du gouffre lorsque ses partisans ont fermé la seule route reliant Beyrouth au sud du Liban. Hariri était contrarié d’avoir échoué dans la recherche d’un nouveau gouvernement et a été remplacé par Hasan Diab. Hariri a regretté d’avoir approuvé le choix de Diab et a depuis cherché à saper toutes les chances de succès du nouveau cabinet.

Fermer la route Sud-Liban – Beyrouth signifie bloquer les mouvements du Hezbollah vers le sud, nécessaires au maintien de l’état de préparation militaire en cas de guerre éventuelle avec Israël. Suite au blocage répété de cette route vitale, le Hezbollah a appelé ses réserves situées le long de cette route à se préparer pour la dégager de force. À ce stade, l’armée libanaise est intervenue pour éviter les affrontements, désamorcer les tensions et obtenir l’engagement de garder la route ouverte à tout moment. L’objectif était de préserver les droits des manifestants pacifiques tout en empêchant les émeutiers ayant un programme politique de compromettre la coexistence libanaise entre les différentes religions.

Les manifestations ont sonné l’alarme pour les banquiers qui avaient accumulé une énorme richesse au fil des ans grâce à l’ingénierie financière de la Banque centrale. Ils avaient fait sortir clandestinement leurs avoirs du pays avant le début du soulèvement général. Les banques ont fermé leurs portes et empêché les déposants de récupérer leur épargne. Les banques ont semé la panique et détruit toute confiance dans le système bancaire et dans tout plan financier gouvernemental. Les gens se sont précipités pour retirer de l’argent des banques dans les limites autorisées, ont échangé des devises locales contre des dollars et ont accumulé ce qu’ils pouvaient de leurs économies en espèces à la maison.

L’ancien Premier ministre Saad Hariri a réalisé qu’il avait perdu sa chance de reprendre le pouvoir, mais il était plus conscient que jamais que la voie vers un futur poste de premier ministre passe par le Hezbollah. Hariri améliore ses relations avec le Hezbollah, l’organisation qui a insisté pour son retour d’Arabie saoudite lorsqu’il était détenu de force par le prince héritier Mohammad Bin Salman. Malgré le soutien du Hezbollah à Hariri, l’ancien Premier ministre a démissionné au moment le plus difficile pour le Hezbollah et a avoué que les pressions américaines et saoudiennes l’avaient forcé à appeler à un nouveau cabinet excluant la participation du Hezbollah, sachant que celui-ci et ses alliés ont une majorité dans le Parlement tandis que Hariri est en minorité.

Les ennemis politiques deviennent amis et les amis deviennent les protecteurs des ennemis. C’est le Liban. L’une des principales forces motrices du groupe du 8 mars, et proche alliée du Hezbollah, est le président Nabih Berri, accusé d’être l’une des figures les plus corrompues du Liban avec la famille Hariri. Berri a pris sur lui de protéger le gouverneur de la Banque du Liban (la Banque centrale) et un proche allié de Riad Salameh. Salameh, qui a ouvertement accusé le Hezbollah d’avoir comploté pour l’évincer, en raison de sa complaisance pour toutes les demandes américaines, estime qu’il est en position de force. Berri a refusé de le remplacer de peur que « le dollar n’atteigne 20 000 livres libanaises ».

En fait, il y a de nombreuses raisons pour lesquelles le gouverneur pro-américain de la banque est toujours à son poste. Il connaît les secrets de tous les politiciens et connaît tout de la contrebande d’actifs à l’étranger pendant la crise financière. Il a distribué des prêts à des personnes influentes à des taux d’intérêt insignifiants. Pendant de nombreuses années, il a rendu compte à une succession de présidents libanais de la situation financière désastreuse du pays, mais il a toujours été chargé par chaque président en exercice de « gagner du temps » et d’empêcher la chute de la livre jusqu’à ce que le prochain président arrive au pouvoir.

Parce que les Américains le protègent, Salameh est pour Berri une monnaie d’échange pour prouver à Washington qu’il est aussi un protecteur de leurs intérêts au Liban. De plus, Berri ne veut pas le remplacer car, en tant que protecteur de Salameh, il contrôle en fait le gouverneur de la Banque centrale chrétienne. Ce ne serait pas le cas si Salameh était remplacé et un nouveau gouverneur nommé par le chef du plus grand bloc parlementaire chrétien, Tayyar al-Watani, le FPM dirigé par l’ennemi politique le plus féroce de Berri, l’ancien ministre Gebran Basil.

En fait, pendant de nombreuses décennies, Berri et son plus proche (défunt) premier ministre Rafiq Hariri se sont partagé les positions clés qui étaient, selon l’accord interne, la part des chrétiens. Lorsque les Syriens commandaient au Liban, les chrétiens n’étaient pas autorisés à choisir leurs propres représentants. Cependant, ce déséquilibre a conduit le FPM à une bataille acharnée pour regagner toutes les positions perdues, faisant de son chef Basil l’ennemi de toutes les parties, chrétienne, druze, sunnite et chiite, à l’exception du Hezbollah.

Il y a un autre motif pour le Hezbollah d’accueillir le Président Berri en ce moment : pourquoi Riyad Salameh devrait-il être démis de ses fonctions pour sa responsabilité de ne pas avoir partagé avec le public la réalité de la situation financière du Liban et ne pas avoir averti les déposants ? Pourquoi a-t-il accepté de gagner du temps, d’organiser l’ingénierie financière et de créer une bombe à retardement qui exploserait sans avertissement des décennies plus tard, laissant plus de 95% de la population sans accès à ses économies ? Qu’il reste et subisse les conséquences de sa propre politique, car aucune solution immédiate n’est en vue.

Le dollar a déjà atteint la moitié de la cible inquiétante prédite par Berri dans le cas de l’éviction de Salameh. Il oscille entre 7 500 et 10 000 livres libanaises. pour un dollar. Il n’en fallait que 1 500 il y a plusieurs mois. Berri est devenu le point focal des groupes politiques du 14 mars. Il est leur médiateur et protecteur. Il occupe son poste depuis 28 ans et il est pleinement soutenu par tous ceux qui sont accusés de décennies de corruption il est également le «bon gars» aux yeux de l’ambassade américaine car il retient son puissant allié, le Hezbollah (comme Berri le reconnaît) de prendre le contrôle du pays et protège ainsi les alliés des États-Unis, le groupe du 14 mars.

Le Hezbollah s’opposera fermement à toute critique de son principal partenaire Berri afin de maintenir le front chiite soudé. Il tolère tout ce que fait le président de 82 ans. Mais en même temps, beaucoup de partisans du Hezbollah ne supportent pas les décennies de corruption de Berri et de sa famille.

Le coup le plus dur infligé par les alliés du Hezbollah est venu du « FPM – le Mouvement patriotique libre », dont les membres du Parlement ont refusé de soutenir une résolution anti-corruption soumise à la Chambre des représentants car « elle fait défaut dans la Charte et elle contredit la Constitution ».

C’est alors que la perplexité a prévalu et que les alliés politiques et les ennemis se sont mélangés dans une situation des plus confuses au Liban. La menace de la faim et de l’obscurité totale due à la pénurie de carburant n’est plus une menace lointaine. L’ancien ministre Gibran Basil a déclaré que «l’accord de Mar Mikhael régit le consensus» pour maintenir le Liban à l’écart de la guerre civile. La question est : que pourrait-il arriver si l’accord de Mar Mikhael ne tenait plus ?

Par ailleurs, le FPM, allié du Hezbollah, a exhorté son représentant, le ministre de la Justice, de convoquer et humilier un juge, Muhammad Mazeh, qui a ensuite offert sa démission. Le juge Mazeh avait rendu un verdict ordonnant aux médias locaux de « cesser de propager les toxines de l’ambassade américaine à Beyrouth, en particulier l’ambassadeur Dorothy Shea, qui attaque ouvertement le Hezbollah, une composante de la société libanaise avec des députés et des ministres au sein du gouvernement ».

L’ambassadeur Shea, qui avait déclaré que la crise financière libanaise était causée par «des décennies de corruption et de mauvaise gestion», a retiré cette déclaration correcte initiale qui accusait le Hezbollah d’être derrière la crise actuelle et exigeait le retrait de ses ministres du pouvoir. Elle aurait également déclaré que le Premier ministre Hassan Diab « était fini ».

Non seulement cela, le ministre libanais des Affaires étrangères (membre du FPM) a invité l’ambassadrice Dorothy Shea et s’est excusé pour la condamnation du juge, au lieu de la réprimander pour avoir violé l’article 41 de l’Accord de Vienne (qui interdit aux ambassadeurs de s’immiscer dans les affaires intérieures de n’importe quel pays) .

Le FPM ne s’est pas arrêté là : le consul juridique du président, Salim Jreisati, s’est excusé auprès de l’ambassadeur américain et l’a suppliée de mettre la question de côté. Le président Michel Aoun, qui a dirigé le FPM avant de transmettre la direction à son gendre Basil, occupe ses fonctions grâce au Hezbollah. C’est le Hezbollah qui a gelé la nomination d’un président pour 9 mois afin d’imposer le président Aoun au palais présidentiel de Baabda. Le Hezbollah a été récompensé avec deux ministres et un aide de camp du président qui dorlote l’ennemi le plus féroce du Hezbollah, l’administration américaine et son représentant au Liban, l’ambassadeur Shea.

Bien que les responsables du Hezbollah n’aient pas réagi au comportement du responsable du FPM, ses partisans sur les réseaux sociaux se sont déchaînés. Dans le camp d’en face, les partisans du FPM ont défendu la position de leurs représentants au gouvernement.

On a critiqué la suggestion de Sayyed Nasrallah selon laquelle le gouvernement « irait vers l’Est » en Chine plutôt que d’attendre le soutien américain qui ne viendra jamais. Les médias déclarent que « la Chine ne fait pas partie de l’axe de la résistance ». Aucun responsable ou partisan du Hezbollah n’a jamais dit le contraire.

D’autres partisans du FPM sur les réseaux sociaux ont critiqué les combattants du Hezbollah parce qu’ils sont payés en dollars américains, dont la valeur a explosé par rapport à la monnaie locale, tandis que les Libanais meurent de faim. Dans le passé, les Libanais se moquaient des militants du Hezbollah pour leur maigre salaire de 300 à 500 dollars américains pour aller combattre et mourir en Syrie.

D’autres critiques ont été adressées à « la médecine iranienne qui tue et est incompatible avec les normes de santé ». L’Iran exporte des médicaments au Liban à des prix bien inférieurs aux prix du marché. Les accusations selon lesquelles la nourriture iranienne était «empoisonnée» et des commentaires similaires sur les plateformes sociales ont indiqué une aliénation croissante des partisans du FPM au Hezbollah.

Sayyid Nasrallah a mis en garde contre les distorsions sur les réseaux sociaux qui faussent la nature des relations entre le Hezbollah et le FPM. Cependant, il est vrai que Basil a perdu le soutien des chrétiens Suleiman Franjiyeh et Samir Geagea, du chef druze Walid Jumblat, des sunnites Saad Hariri et des chiites Nabih Berri. La base du Hezbollah ne sympathise plus avec le FPM autant qu’elle le faisait avant la crise actuelle. Bien que Samir Geagea, l’adversaire le plus féroce de Basil, n’ait pas la majorité des chrétiens de son côté, il a réduit sa distance avec ce dernier.

Le chef du FPM n’a plus que le Hezbollah comme allié. Contrairement à Geagea, il ne bénéficie pas du support américain. Quand viendra le temps des élections présidentielles, les Américains ne se souviendront pas des excuses de tous les responsables du FPM à l’ambassadeur américain car les États-Unis n’ont tout simplement pas d’alliés mais seulement des intérêts. En tout cas, les États-Unis ne sont plus en mesure de décider qui sera le prochain président libanais.

L’actuel gouvernement libanais de Hassan Diab a décidé de ne pas renoncer à l’Occident mais de diversifier ses choix et d’accélérer sa collaboration avec la Chine. Il signe également des accords avec l’Irak pour importer du carburant et de l’essence, en échange de l’agriculture libanaise et des produits locaux, doté de généreuses facilités de paiement. Les Libanais reçoivent déjà des médicaments et de la nourriture de l’Iran. La famine n’est pas imminente car le Hezbollah aide la population chiite à cultiver la terre, en offrant des engrais et d’autres besoins agricoles.

La possibilité d’une guerre civile est éloignée. Personne ne peut s’opposer aux forces armées libanaises et au Hezbollah. Les deux entités représentent un mur contre toute possibilité d’une guerre civile dont l’existence se limite principalement aux médias sociaux.

Le Hezbollah fait preuve d’une grande tolérance même envers les Libanais qui se sont manifestés devant l’ambassade des États-Unis à Beyrouth et ont présenté leurs condoléances aux Marines américains tués à Beyrouth lors de l’attentat suicide de 1983, déclenché par le bombardement américain de plusieurs sites libanais et pour avoir pris parti dans la guerre civile. Bien que ces manifestations représentent un spectacle folklorique et que leur poids dans la politique libanaise soit insignifiant, le Hezbollah ne se comporte pas comme l’ultime dominant du terrain ou du gouvernement, même s’il est la force militaire la plus puissante du pays et fait partie de la plus grande coalition politique.

Le Hezbollah a toujours excellé en traversant soigneusement les champs de mines nationaux et régionaux et en retournant la table de ses ennemis au bon moment. Les alliances actuelles au Liban ont été ébranlées par une crise économique qui devrait durer de nombreuses années. Cette crise mettra certainement à l’épreuve la diplomatie du Hezbollah et la cohésion de ses membres.

Elijah J. Magnier

Traduit par jj pour le Saker Francophone

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