Dream Power : les ombres portées de l’imaginaire (par Ana Minski)

Dream Power : les ombres portées de l’imaginaire (par Ana Minski)

À pro­pos du livre de Charles Ste­pa­noff Voya­ger dans l’invisible

« On l’a presque oublié : l’i­ma­gi­naire, comme l’a­mour, se perd ou se gagne. »

(Annie Le Brun, Les châ­teaux de la sub­ver­sion)

Première partie : l’invisible en terre chamanique

Les nom­breuses études conduites pour com­prendre l’apparition des inéga­li­tés oublient bien sou­vent d’accorder de l’importance aux tech­niques liées à l’imaginaire, aux rêves et aux visions. Or il se pour­rait bien que ces tech­niques, loin d’être ano­dines et secon­daires, soient à l’origine d’une des pre­mières spé­cia­li­sa­tions, voire hié­rar­chi­sa­tion.

Voya­ger dans l’in­vi­sible de Charles Ste­pa­noff, maître de confé­rences à l’EPHE de Paris et cher­cheur, est un très riche essai sur le fonc­tion­ne­ment des dis­po­si­tifs rituels, des dif­fé­rentes tech­niques de visions et de rêves des tra­di­tions cha­ma­niques des peuples autoch­tones du nord de l’Eurasie et de l’Amérique. En Asie du Nord, le cha­mane, à qui le groupe confie une part de la ges­tion de ses rap­ports au monde, est l’expert de l’invisible. Cette spé­cia­li­sa­tion, uni­ver­sel­le­ment connue dans cette large région, se pra­tique selon un conti­nuum plus ou moins hybride entre un cha­ma­nisme hié­rar­chique et un cha­ma­nisme hété­rar­chique. La cap­ta­tion de l’imaginaire par un indi­vi­du et les consé­quences sociales qui en découlent y sont minu­tieu­se­ment ana­ly­sées.

Cha­ma­nisme hété­rar­chique

L’hétérarchie sup­pose une struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle hori­zon­tale qui pri­vi­lé­gie la coopé­ra­tion et l’autonomie de cha­cun. Le cha­ma­nisme hété­rar­chique décrit par Ste­pa­noff semble par­fai­te­ment illus­trer ce mode d’organisation sociale.

Chez les peuples pra­ti­quant ce cha­ma­nisme, le cha­mane n’est pas visible aux yeux du public et ses mou­ve­ments sont sou­vent contraints et limi­tés par une corde ou par une construc­tion. La céré­mo­nie se déroule dans l’obscurité la plus totale. Un trem­ble­ment de l’habitation, des bruits et des voix ani­males et humaines font entendre l’arrivée d’esprits avec les­quels les par­ti­ci­pants peuvent dia­lo­guer à pro­pos de la chasse ou des mala­dies. Sans tam­bour ni cos­tume, le cha­mane qui mène le rituel est cen­sé dor­mir pen­dant toute sa durée et n’est pas rému­né­ré. Ces rituels, dont le sub­strat cultu­rel cir­cum­po­laire est pro­ba­ble­ment ancien, sont pré­sents de l’Oural à la baie d’Hudson.

Trois rituels, pro­ve­nant de lieux très éloi­gnés tels que la taï­ga de l’est de l’Oural, la toun­dra bérin­gienne et les forêts cana­diennes, sont détaillés.

Chez les Khant, peuple ougrien de l’Ob, les par­ti­ci­pants se réunissent la nuit dans une tente où règne une obs­cu­ri­té com­plète. Le Cha­mane, au centre de l’assemblée, joue de la dom­bra, une sorte de luth, et les par­ti­ci­pants per­çoivent bien­tôt des phé­no­mènes acous­tiques étranges. Les sons se déplacent à l’intérieur de la tente, près du sol, du toit ; ils s’atténuent, s’éloignent, se rap­prochent ; ils donnent forme à une illu­sion spa­tiale et mani­festent le vol du cha­mane dans la tente. Quand la dom­bra se tait, signi­fiant la sor­tie du cha­mane par le trou de fumée, des bruits d’animaux reten­tissent : le cou­cou, oiseau pro­phé­tique, le cri sinistre du hibou, le cri joyeux du canard, la grue, l’écureuil, etc. L’humeur des par­ti­ci­pants change selon la pré­sence de tel ou tel lung, esprit issu du monde de la forêt. Une fois le rituel ter­mi­né, le cha­mane raconte son voyage, mais l’objet prin­ci­pal du pro­ces­sus est la pos­si­bi­li­té pour chaque par­ti­ci­pant humain d’échanger avec les esprits zoo­morphes, et de per­mettre ain­si à tous de pra­ti­quer des actes pro­pi­tia­toires et de com­mu­ni­quer avec les ani­maux que les chas­seurs pour­suivent dans la taï­ga.

« L’action mise en scène com­bine un mou­ve­ment cen­tri­pète, avec l’arrivée sur le lieu du rituel de visi­teurs invi­sibles venus de la forêt, et un mou­ve­ment cen­tri­fuge, avec l’envol du cha­mane dans le ciel. »

À 4 500 kilo­mètres des Khant, à l’autre extré­mi­té de l’immensité sibé­rienne, dans les toun­dras des envi­rons du détroit de Béring, les Chukch, éle­veurs de rennes, pro­cèdent à un rituel très proche. À l’intérieur de la vaste tente, d’épaisses four­rures de rennes forment une chambre inté­rieure où se blot­tit la famille pour dor­mir. C’est dans cette petite chambre que se déroulent les rituels noc­turnes. Dans une obs­cu­ri­té totale le cha­mane se tient assis, torse nu, ligo­té ou au contraire libre de jouer du tam­bour :

« Il chante des mélo­dies, d’une voix douce d’abord, puis de plus en plus puis­sante. Le chant, sans paroles, est fait d’une phrase mélo­dique courte répé­tée indé­fi­ni­ment : ‘Ah, ya, ka, ya, ka, ya, ka !’ L’assistance ne chante pas, mais émet de temps en temps des inter­jec­tions d’encouragements pour sou­te­nir le cha­mane. S’il a un tam­bour, le cha­mane l’utilise comme caisse de réso­nance, diri­geant les sons vers la gauche ou la droite. Bien­tôt il devient impos­sible de repé­rer l’origine des sons dans l’obscurité : la voix du cha­mane paraît se dépla­cer dans dif­fé­rents lieux de la pièce. Au bout de quinze à trente minutes, le cha­mane fait vibrer ses lèvres en secouant la tête et fait entendre dif­fé­rents bruits et cris ani­maux ou humains : ce sont les “voix sépa­rées” des esprits (kelet) qui sont en train d’arriver. Ces visi­teurs invi­sibles sont des ani­maux comme le loup, le cor­beau, le morse, la sou­ris, mais aus­si des objets tels le seau, l’aiguille ou le pot de chambre, ou encore des humains, tels le Vieillard noir, la Borgne, etc. Un esprit “Écho” imi­tait tout ce qu’il enten­dait et Bogo­ras s’amusa à pro­non­cer des phrases en russe et en anglais que l’esprit répé­tait avec suc­cès, au grand amu­se­ment de tous. »

Comme chez les Khant, la tente est visi­tée par des esprits qui com­mu­niquent avec le cha­mane et les par­ti­ci­pants, pré­disent une bonne sai­son de chasse ou, au contraire, annoncent une mala­die, adressent des remon­trances à ceux qui ont négli­gé des pres­crip­tions rituelles, se dis­putent, etc. Aucun scé­na­rio ne fige ces séances au cours des­quelles la tente peut être secouée ou sou­le­vée, des mor­ceaux de bois ou de l’urine pro­je­tés. L’objet du rituel est de per­mettre aux par­ti­ci­pants de com­mu­ni­quer avec les esprits des ani­maux.

De l’autre côté du détroit de Béring, dans la forêt cana­dienne, un rituel simi­laire a été décrit par George Nel­son, mar­chand de four­rures, qui assiste, en 1823, à une céré­mo­nie chez les Cree, ses four­nis­seurs :

« Le soir, à l’écart des habi­ta­tions, les Indiens édi­fièrent une tente minia­ture d’environ un mètre de dia­mètre faite de poteaux recou­verts de peaux d’élan. Le “conju­reur” (l’officiant) prit son tam­bour et pro­non­ça des prières. Puis le tam­bour pas­sa à l’entourage qui enton­na dif­fé­rents chants, comme le chant de l’élan, du che­val, de l’ours et du chien. Après s’être désha­billé, le conju­reur deman­da qui vou­lait le ligo­ter. Nel­son lui-même se por­ta volon­taire pour l’opération ce qui lui per­mit de l’observer de près. Après avoir eu les mains soi­gneu­se­ment fice­lées, le conju­reur fut enve­lop­pé dans une cou­ver­ture elle-même fixée par une corde ser­rée et ins­tal­lé dans la tente minia­ture. Au bout de seule­ment quelques minutes, tan­dis que l’assemblée chan­tait le chant de l’esprit de la Glace, Nel­son eut l’impression de per­ce­voir l’esprit entrer dans l’édicule. La cou­ver­ture et les cordes du conju­reur furent jetées sur les par­ti­ci­pants, sans qu’un seul nœud ait été défait. Des dizaines d’autres esprits péné­trèrent dans l’édicule en le secouant vio­lem­ment à chaque fois. On enten­dit ain­si par­ler la glace, puis la tor­tue qui imi­ta un ivrogne et finit par ron­fler au grand amu­se­ment de tous, sui­vie d’un chien, de dif­fé­rents ours, un che­val, un élan, des sque­lettes, des esprits de défunts mais aus­si d’amis vivants éloi­gnés. La tor­tue fit dif­fé­rentes pré­dic­tions concer­nant la pluie et le gibier. Au cours de la séance, Nel­son et quelques autres furent invi­tés par l’officiant à entrer dans l’édicule pour y voir les esprits. Allon­gé sur le dos, Nel­son aper­çut des lumières sem­blables à des étoiles dans un ciel nua­geux. Enfin vers deux heures du matin, la tente se secoua une der­nière fois et les esprits dis­pa­rurent. Le scep­ti­cisme du mar­chand de four­rures cana­dien avait été plus qu’ébranlé. ‘Je suis tota­le­ment convain­cu, autant que de mon exis­tence, que des sortes d’esprits sont réel­le­ment et pra­ti­que­ment entrés, cer­tains véri­ta­ble­ment ter­ri­fiants, d’autres d’un carac­tère tout dif­fé­rent. […] je crois vrai­ment que je n’oublierai jamais les impres­sions de cette soi­rée.’ »

Ces trois rituels, khant, chukch et cree, pré­sentent d’incontestables traits struc­tu­raux com­muns qui se retrouvent chez d’autres peuples pra­ti­quant un cha­ma­nisme dit de « la tente sombre » ou de « la tente trem­blante ». En Sibé­rie cen­trale, dans la val­lée du Ienis­seï, les cha­manes des Sel­kup et des Ket orga­ni­saient comme leurs voi­sins ougriens de mémo­rables séances dans l’obscurité. Le cha­mane sel­kup, en vête­ment ordi­naire, était ligo­té sur une peau d’ours et de nom­breux cris et bruits d’animaux enva­his­saient l’espace. Les Ket appe­laient cette per­for­mance le « jeu sombre ».

Chez les Yuka­ghir, où se pra­ti­quait le cha­ma­nisme hété­rar­chique avant que le cha­ma­nisme hié­rar­chique ne s’impose, chaque famille pos­sé­dait un tam­bour qu’elle uti­li­sait libre­ment pour accom­plir ses rituels domes­tiques. Com­po­sé de bois, de cuir et de ten­dons, avec seule­ment quelques rares pen­de­loques de métal, cet ins­tru­ment pou­vait être fabri­qué sans grande dif­fi­cul­té par chaque famille. L’ancien cos­tume des cha­manes ne por­tait aucun orne­ment cos­mique et ne se dis­tin­guait du vête­ment ordi­naire que par les emprunts faits aux cos­tumes des femmes. Les anciens Yuka­ghir étaient, comme leurs voi­sins koriak et chukch, grands consom­ma­teurs d’amanites tue-mouches, les­quelles leur ins­pi­raient des visions et des chants. La prise de psy­cho­tropes, trait hété­rar­chique typique, n’a pas tant pour but d’altérer la conscience que d’amplifier une ima­ge­rie cultu­rel­le­ment déter­mi­née. La transe n’est qu’un pro­cé­dé par­mi d’autres. La pri­va­tion sen­so­rielle, obte­nue par simple ban­dage des yeux, tient un rôle de pre­mier ordre dans la sti­mu­la­tion de l’imagerie men­tale chez les peuples sibé­riens.

Chez les Ket et les Sel­kup, les deux rituels sont pra­ti­qués, mais celui de la « tente sombre » est moins pres­ti­gieux que celui de la « tente claire » qui carac­té­rise le cha­ma­nisme hié­rar­chique.

Le célèbre cha­mane Der’it (Vasi­lii Ego­ro­vich Mosei­kin) chez les Ket de la Toun­gous­ka Pier­reuse. Pho­to N.V.Sushilin, 1926.

Cha­ma­nisme hié­rar­chique

« L’assemblée est éclai­rée par un feu cen­tral auprès duquel le cha­mane se tient assis. Pris de bâille­ments de plus en plus intenses, il a les yeux clos, alors que tous le regardent. Il com­mence à enton­ner un chant ryth­mé par les bat­te­ments de son tam­bour. Puis il chante d’une voix plus forte pour appe­ler ses esprits auxi­liaires à le rejoindre dans un mou­ve­ment cen­tri­pète et à s’installer dans son corps et son cos­tume. De plus en plus exci­té, il revêt un plas­tron bro­dé, un man­teau cha­ma­nique cou­vert de dizaines de figu­rines métal­liques repré­sen­tant dif­fé­rents esprits zoo­morphes et anthro­po­morphes et une cou­ronne de fer pour­vue de ramures. Son visage est cou­vert par une frange tom­bant de sa cou­ronne qui lui cache par­tiel­le­ment la vue. Il entonne alors un chant-voyage. »

Cette céré­mo­nie, pra­ti­quée chez les Sel­kup du Ienis­seï, peuple samoyède d’Asie sep­ten­trio­nale, consti­tue le pro­to­type du rituel cha­ma­nique pour la majo­ri­té des popu­la­tions d’Asie du Nord, chez les peuples altaïques de langue toun­gouse (Even­ki, Even, Ude­ghe, Nanaï, Mand­chous), de langue turque (Altaïens, Teleut, Kha­kas, Tuva, Iakoutes, Dol­gan), de langue mon­gole (Bou­riates, Mon­gols), ain­si que d’une par­tie des Samoyèdes (les Enets et les Nenets). Vêtu d’un cos­tume pro­fes­sion­nel et muni d’un tam­bour, le cha­mane est le seul acteur du rituel, il s’exhibe et offre avec osten­ta­tion un spec­tacle de gestes et de paroles qui illustre la venue des esprits et son voyage à tra­vers le cos­mos. Seul à inter­agir avec les esprits, ces auxi­liaires venus pour l’aider et l’accompagner dans son voyage cos­mique, le cha­mane, inter­mé­diaire qua­li­fié entre humains et esprits, res­pecte un scé­na­rio cultu­rel­le­ment défi­ni, dont les étapes ne sont pas modi­fiables. Tous les cha­manes sel­kup par­tagent une géo­gra­phie cos­mique com­mune et des routes pré­exis­tantes qui leur per­mettent de se rendre au pays des ancêtres, dans le monde céleste ou de tra­ver­ser le monde du milieu, le monde ter­restre. Le cha­mane hérite de sa fonc­tion et des chants cor­res­pon­dant aux dif­fé­rents iti­né­raires par­cou­ru par ses ancêtres. Le chant cha­ma­nique se dis­tingue du chant pro­fane par une pro­so­die en vers com­po­sés de huit syl­labes.

Le cha­mane des tra­di­tions hié­rar­chiques pos­sède un équi­pe­ment osten­ta­toire spé­cia­le­ment confec­tion­né par les membres de la com­mu­nau­té : son tam­bour et son cos­tume. Ce der­nier porte par­fois jusqu’à qua­rante kilos de figu­rines. Le cha­mane, qui hérite de sa fonc­tion, est le seul inter­mé­diaire entre les esprits les plus puis­sants et le clan, il est indis­pen­sable au main­tien de l’équilibre entre monde visible et monde invi­sible, et sa per­for­mance, spec­ta­cu­laire, le place au centre des rituels.

« Dans ce genre de tra­di­tions que nous appe­lons ‘hié­rar­chiques’, les actions sur les­quelles les cha­manes ont le mono­pole sont essen­tielles à l’entretien de bonnes rela­tions entre humains et non-humains. Les cha­manes inter­viennent à tous les niveaux de la vie reli­gieuse des membres de leur com­mu­nau­té, à l’occasion de rituels indi­vi­duels, domes­tiques, aus­si bien que de célé­bra­tions col­lec­tives. Aujourd’hui, un ou une Tuva fait appel à un cha­mane pour savoir si le com­pa­gnon de vie qu’il s’est choi­si est le bon, pour soi­gner une mala­die, lever un mau­vais sort, réus­sir un exa­men ou encore pro­té­ger sa voi­ture des acci­dents. »

Chez les Tuva des hautes val­lées de la région de Süt-Höl qui habitent des yourtes de bois et élèvent des trou­peaux de mou­tons, de chèvres et de vaches, le foyer est pro­té­gé par la maî­tresse du feu. Chaque année, afin de pré­ser­ver la puis­sance et la bien­veillance de cet esprit fémi­nin du foyer, il est néces­saire de faire venir un cha­mane qui pra­ti­que­ra le « rituel du feu » et per­met­tra de main­te­nir fer­mé l’espace domes­tique afin de le pré­ser­ver des menaces. Seul le cha­mane ne craint pas « l’ouvert », son corps pou­vant rece­voir les esprits et son âme quit­ter son corps. Cette ouver­ture du corps cha­ma­nique est visible par le port d’un cos­tume bal­lant au contraire des cos­tumes des pro­fanes qui sont cein­tu­rés :

« Cer­tains cos­tumes ont des trous spé­cia­le­ment ména­gés au niveau des ais­selles, d’autres au niveau de la poi­trine, pour lais­ser pas­ser les esprits. Nous l’avons vu, le cha­mane est un corps ouvert qui laisse entrer et sor­tir en lui des flux par la bouche, les ais­selles, le nom­bril, le sin­ci­put ou l’anus. Alors qu’un pro­fane dont l’âme s’est éva­dée dépé­rit, l’âme du cha­mane s’échappe faci­le­ment de son corps et va par­cou­rir le cos­mos sans que l’intégrité de sa per­sonne soit mise en dan­ger. Le cha­mane laisse sor­tir son âme, et laisse entrer esprits et forces. »

Tam­bour kha­kasse (sagaï) in C. Ste­pa­noff

L’homme ordi­naire est fer­mé au monde des esprits, il ne peut inter­agir avec eux sans ris­quer la mort, et la peur de ren­con­trer, déran­ger ou offen­ser un esprit oblige à pra­ti­quer toutes sortes de petits rituels. Cette dif­fé­rence des poten­tia­li­tés des corps se mani­feste, à des degrés plus ou moins rigides d’un peuple à l’autre, dans le rap­port aux objets rituels. Chez les Tuva, les Kha­kas et les Iakoutes, seul le cha­mane pos­sède un tam­bour rituel et, à par­tir du moment où l’instrument est consa­cré, nul pro­fane ne peut le tou­cher, sous peine d’en mou­rir. Chez tous les peuples à tra­di­tions cha­ma­niques hié­rar­chiques les pro­fanes sont les « inex­pé­ri­men­tés, les bêtes, les esclaves » et se décrivent eux-mêmes en termes peu flat­teurs :

« Je suis plus simple qu’une génisse, plus bête qu’un veau,

Je ne com­prends rien,

Je ne vois rien,

Je suis un héros bête sans yeux,

Je suis un héros esclave sans oreilles ! »

Dans ce sys­tème, l’opposition entre le corps fer­mé de l’homme simple et le corps ouvert du cha­mane crée une hié­rar­chie entre les êtres : d’un côté les indi­vi­dus incom­plets et de l’autre le cha­mane, indi­vi­du com­plet au sque­lette blanc ou pur, à l’essence sin­gu­lière, innée, inal­té­rable et héré­di­taire, dont ils dépendent pour main­te­nir de bonnes rela­tions avec les forces et puis­sances qui par­tagent leur envi­ron­ne­ment. Le rituel cha­ma­nique est une opé­ra­tion indis­pen­sable pour main­te­nir de bonnes rela­tions avec les exis­tences non humaines de la forêt et garan­tir ain­si une repro­duc­tion des res­sources néces­saires à la sub­sis­tance du groupe. Les gens ordi­naires délèguent donc leur res­pon­sa­bi­li­té à un indi­vi­du jugé plus com­pé­tent pour gérer une par­tie impor­tante de leur rap­port au monde. Ce dua­lisme est visible dans les repré­sen­ta­tions qui struc­turent l’espace du tam­bour cha­ma­nique, du cos­tume cha­ma­nique et de l’espace domes­tique. Les indi­vi­dus sont ain­si des par­ties reliées à un tout et le cha­mane est celui qui per­met de main­te­nir le tout en équi­libre.

« Le rêve et la vision consti­tuent pour les Tuva des formes pri­vi­lé­giées d’ouverture à l’interaction en face à face avec les per­sonnes non humaines, qu’il s’agisse de maîtres de lieu ou d’ancêtres. Or ces moda­li­tés de com­mu­ni­ca­tion ne sont pas acces­sibles à tous : cette forme d’ouverture est consi­dé­rée comme des­truc­trice pour les pro­fanes, alors qu’elle est valo­ri­sée chez les spé­cia­listes. C’est que, d’une façon géné­rale, les ‘gens simples aux yeux d’eau et au cœur de sang’ sont par nature fer­més et doivent pré­ser­ver leur fer­me­ture en encer­clant leur corps dans une cein­ture, en évi­tant de bailler, en pro­té­geant la fon­ta­nelle non fer­mée des nour­ris­sons par où leur âme pour­rait s’échapper et en enve­lop­pant leur cam­pe­ment sous la pro­tec­tion d’un haa­cha. Une ouver­ture est une brèche qui les expo­se­rait à toutes les agres­sions de puis­sances invi­sibles et à toutes les déper­di­tions d’âme. »

Tam­bour et cos­tumes

Dans le cha­ma­nisme hié­rar­chique, le tam­bour et le cos­tume sont des outils cog­ni­tifs qui trans­mettent au groupe des modèles cos­miques, ils sont les sup­ports d’une diver­si­té de réfé­rences séman­tiques. Ils trans­mettent et arborent l’identité du cha­mane, son his­toire sin­gu­lière — mais tou­jours ancrée dans la tra­di­tion — exhibent sa sin­gu­la­ri­té et son pou­voir. Tam­bour et cos­tume sont des œuvres col­lec­tives aux­quelles le cha­mane ne par­ti­cipe pas. Leurs confec­tions obéissent aux ins­truc­tions que le cha­mane donne à par­tir de ses rêves.

Le tam­bour est une com­po­si­tion de maté­riaux divers – ani­mal et végé­tal – qui figurent un assem­blage d’êtres indi­vi­dua­li­sés et vivants :

« Le cadre est fait d’une bande de bois pré­le­vée sur un arbre que l’on n’abat pas mais que l’on s’efforce de lais­ser en vie, témoi­gnant du fait que l’instrument est vivant. Chez les Mon­gols et les Even­ki, il s’agit d’un arbre qui a subi la foudre et en a gar­dé une forme étrange. Les Ket et les Sel­kup du Ienis­seï, tout comme les Saa­mi de Scan­di­na­vie, sélec­tionnent un arbre dont les branches poussent d’un seul côté, vers le soleil. »

Le tam­bour appar­tient au seul cha­mane et ne peut être uti­li­sé que par lui. Sa richesse signi­fiante n’est pas le fait d’une accu­mu­la­tion d’héritages for­tuits mais d’une « iden­ti­té com­plexe ». C’est ain­si qu’il est à la fois un objet et un être vivant, un humain et un ani­mal sau­vage et domes­tique. À la fois moyen de trans­port et récep­tacle, il tra­verse les caté­go­ries onto­lo­giques per­met­tant ain­si, lors des rituels, d’établir des rela­tions entre des êtres incom­pa­tibles dans la vie quo­ti­dienne : chez les Even­ki il est à la fois une barque, un renne vivant et une image de l’univers ; dans l’Altaï il peut être cha­meau, che­val, cerf, léo­pard, por­teur de l’âme de l’ancêtre et sché­ma du cos­mos.

La mem­brane du tam­bour est la peau d’un ani­mal pré­des­ti­né, sau­vage ou non dres­sé – élan, renne, bou­que­tin – appa­ru en rêve au cha­mane et que des chas­seurs sont char­gés de tuer. Une fois mort, un rituel « res­sus­cite » l’esprit de l’animal pour ani­mer le tam­bour qui devient ain­si le che­val de selle du cha­mane. Il arrive qu’il place l’instrument entre ses jambes pour accom­plir ses voyages cos­miques. Les coups de bat­toir sur la peau sont le lan­gage, incom­pré­hen­sible pour les pro­fanes, avec lequel cha­mane et esprits com­mu­niquent. Les bat­te­ments de l’instrument sont éga­le­ment inter­pré­tés comme le bruit des sabots de l’animal-tambour et plus le rythme est rapide, plus vive est la caval­cade invi­sible du cha­mane sur sa mon­ture. Les figures peintes sont exé­cu­tées à par­tir des images oni­riques rap­por­tées par le cha­mane, images sem­blables à celles qui recou­vraient le tam­bour de l’ancêtre qui les tenait lui-même de ses pré­dé­ces­seurs. Elles témoignent de la conti­nui­té héré­di­taire qui s’exprime dans les visions oni­riques. Elles main­tiennent le lien entre les dif­fé­rentes géné­ra­tions de cha­manes et per­mettent d’affirmer la puis­sance cha­ma­nique. La voix des ancêtres devient celle du cha­mane et cet héri­tage lui per­met de main­te­nir l’équilibre entre tra­di­tion et sin­gu­la­ri­té : ce prin­cipe rela­tion­nel entre le cha­mane et son ancêtre, entre la per­for­mance actuelle et son modèle trans­gé­né­ra­tion­nel, explique la grande sta­bi­li­té de ces images dans le temps et dans l’espace.

M. Olsen, Cha­mane kha­kasse face au feu, 1914.

Un seul tam­bour est uti­li­sé pour de nom­breux chants-iti­né­raires, ce qui signi­fie que les des­sins figu­rant sur la mem­brane ne pré­sentent pas un récit linéaire mais une ico­no­gra­phie inté­grée à la ges­tuelle du cha­mane. Ste­pa­noff pro­pose une approche sen­so­ri­mo­trice de cette ico­no­gra­phie : tam­bour, cos­tume, gestes et chants engagent les per­cep­tions sen­so­rielles dans l’espace vir­tuel qui, comme l’espace immé­diat, se construit dans la motri­ci­té. La per­for­mance du cha­mane anime ain­si le pas­sé et l’invisible qui com­posent le pré­sent, réin­ves­tit et renou­velle un modèle tra­di­tion­nel. La sin­gu­la­ri­té du cha­mane, son indi­vi­dua­li­té est une ouver­ture vers l’extérieur, vers le pas­sé, la capa­ci­té à main­te­nir les rela­tions avec les défunts, leurs mémoires, leurs his­toires et donc à main­te­nir la tra­di­tion. C’est ce qui explique que les cri­tères de sélec­tion des maté­riaux sont d’une constance sur­pre­nante sur des mil­liers de kilo­mètres à tra­vers l’Eurasie. Dans la plu­part des tra­di­tions hié­rar­chiques, le tam­bour est le double du cha­mane, ouvert et apte à recueillir des enti­tés invi­sibles et détruit à la mort de son maître. Le couple cha­mane-tam­bour sin­gu­la­rise l’être d’exception capable de tra­ver­ser les âges, les espaces et les caté­go­ries, il est un pas­seur entre les mondes.

Le cos­tume sin­gu­la­rise le cha­mane dont le corps ouvert est pro­fon­dé­ment dif­fé­rent de celui des pro­fanes. Chez les Nga­na­san les cha­manes dis­po­saient même d’un cos­tume pour voya­ger dans le monde supé­rieur, d’un autre pour le monde infé­rieur et d’un troi­sième pour le monde du milieu. Cha­cune de ces tenues incluait un man­teau, un plas­tron, des bottes, une coiffe, des gants et une frange. Cette der­nière, qui per­met à l’officiant de réduire ses per­cep­tions visuelles et ain­si de déve­lop­per des images men­tales, ins­taure une inéga­li­té d’accès aux visions. Elle est un dis­po­si­tif capi­tal du cha­ma­nisme hié­rar­chique. Le cos­tume, de nature poly­sé­mique et com­plexe, trans­gresse les fron­tières entre les caté­go­ries et est un art de la mémoire. Chez les Even­ki de la Toun­gous­ka Pier­reuse, le cha­mane demande sou­vent à la famille du malade de sacri­fier un renne dont il gar­de­ra une petite lanière de la peau cou­sue sur la par­tie infé­rieure de son cos­tume. Cette lanière lui per­met­tra de se sou­ve­nir de cet évè­ne­ment.

Les cos­tumes céré­mo­niels de Sibé­rie sont éga­le­ment cou­verts d’asymétries pola­ri­santes. Chez les Nga­na­san, par exemple, le gant gauche per­met au cha­mane de se faire pas­ser pour un démon à trois doigts lorsqu’il des­cend sous terre tan­dis que le gant droit l’aide à « s’extraire de l’enfer ». La main gauche est donc asso­ciée à ce qui est infé­rieur et obs­cur et la main droite à un mou­ve­ment ascen­dant. Les Nga­na­san ont d’ailleurs mis au point une forme d’asymétrie laté­rale bien plus spec­ta­cu­laire que le nombre de doigts des gants. Cer­tains cos­tumes étaient com­po­sés d’une moi­tié droite rouge, asso­ciée au soleil et au prin­temps, et d’une moi­tié gauche noire liée à l’obscurité et l’hiver. Lorsque le cha­mane tourne sur lui-même en pla­çant la gauche du corps en son centre, mou­ve­ment indi­quant une des­cente d’un étage à l’autre ou d’un monde à l’autre, le cos­tume bipar­tite donne immé­dia­te­ment à voir la réso­nance cos­mique du mou­ve­ment cha­ma­nique. Il en est de même lors d’une gira­tion solaire, c’est-à-dire qui met la droite du corps au centre et indique, à l’inverse, une ascen­sion. Le cos­tume maté­ria­lise donc des asso­cia­tions entre laté­ra­li­té du corps, ombre et lumière, haut et bas. Chez les Iakoutes, l’épaule droite du cos­tume porte l’image d’une grue et la gauche celle d’un plon­geon :

« La situa­tion de ces deux oiseaux dans le haut du corps est conforme au prin­cipe habi­tuel d’association entre ver­ti­ca­li­té du monde et ver­ti­ca­li­té du corps, mais les types de mou­ve­ments qu’ils repré­sentent sont fort dif­fé­rents. La grue de Sibé­rie qui migre annuel­le­ment entre l’Inde et la Iakou­tie accom­plit de longs par­cours en alti­tude, alors que le plon­geon est connu pour ses piqués dans l’eau. La dis­po­si­tion des deux oiseaux couple dere­chef la droite du cha­mane à un dépla­ce­ment en alti­tude et la gauche à un mou­ve­ment des­cen­dant. »

Les cos­tumes super­posent des réfé­rences cos­miques au sché­ma cor­po­rel du cha­mane confé­rant à chaque geste une extra­or­di­naire force d’évocation.

La docu­men­ta­tion eth­no­lo­gique et his­to­rique ain­si que l’intégration de l’analyse du plas­tron, élé­ment ves­ti­men­taire tout à fait par­ti­cu­lier cou­vrant la poi­trine et le ventre, per­met à Ste­pa­noff d’identifier les tra­di­tions hété­rar­chiques comme ancien sub­strat cir­cum­po­laire par­ta­gé de part et d’autre du détroit de Béring, peu à peu rem­pla­cé par le cha­ma­nisme hié­rar­chique venu du Nord-asia­tique. Comme en témoignent les tombes de la culture de Glaz­ko­vo, le plas­tron de type toun­gouse fai­sait déjà par­tie de l’habillement des chas­seurs-cueilleurs de l’âge du Bronze dans la région du Baï­kal en Sibé­rie du Sud. Il est une par­tie inté­grante de l’habit ordi­naire des Toun­gouses (Even­ki et Even) et son sché­ma de corps-uni­vers est d’une sai­sis­sante sta­bi­li­té de l’Altaï à l’Arctique, du Ienis­seï à la Mand­chou­rie. Chas­seurs-cueilleurs hau­te­ment mobiles grâce à leurs dépla­ce­ments à dos de renne, les Toun­gouses ont péné­tré au fil de leurs migra­tions à tra­vers la taï­ga des ter­ri­toires extra­or­di­nai­re­ment vastes.

« Avec l’expansion toun­gouse, le plas­tron cha­ma­nique s’est dif­fu­sé vers l’aval du fleuve Ienis­seï jusqu’aux rivages de l’Arctique à tra­vers les popu­la­tions Ket, Sel­kup, Enets, Nga­na­san, vers le nord et l’est sibé­riens le long de la Léna à tra­vers les Iakoutes et les Dol­gan et vers la Mand­chou­rie et le Paci­fique le long du fleuve Amour, à tra­vers les Ude­ghe, les Neghi­dal et les Daur. Le plas­tron consti­tuait une pièce si essen­tielle pour les cha­manes ude­ghe qu’ils redou­taient de perdre la voix ou même la vie si quelqu’un venait à le déchi­rer. L’ancien plas­tron cha­ma­nique des Bou­riates, orné de côtes, paraît éga­le­ment emprun­té à leurs voi­sins toun­gouses. »

Féminin/masculin, figu­ra­tion des espaces

« Cer­tains cha­manes kha­kas affirment que les des­sins de leurs tam­bours les aident à ‘s’orienter dans leur voyage’ et à ‘avan­cer’. Des cha­manes even­ki disent éga­le­ment qu’ils leur per­mettent de ‘s’orienter dans les pays obs­curs’. Nulle idée ici de trans­mettre un mes­sage ou de ‘reflé­ter’ des idées, mais un rôle d’aide à l’orientation, un peu comme des bous­soles de l’invisible. Or qu’est-ce que ‘s’orienter’, sinon éta­blir une coor­di­na­tion par­ti­cu­lière entre son propre corps et l’espace envi­ron­nant ? Les indi­ca­tions des uti­li­sa­teurs des tam­bours sug­gèrent ain­si que les des­sins pour­raient s’éclairer à la lumière des rela­tions entre corps et espace dans le contexte par­ti­cu­lier de la per­for­mance rituelle. »

L’organisation des figu­ra­tions peintes sur le tam­bour, être vivant sur lequel se ren­contrent pas­sé et pré­sent, espace immé­diat (pro­fane) et espace cos­mique, res­pecte un agen­ce­ment pré­cis, simi­laire à l’espace domes­tique de la yourte.

En ana­ly­sant scru­pu­leu­se­ment les repré­sen­ta­tions peintes sur le tam­bour, Ste­pa­noff remarque une asy­mé­trie entre gauche et droite sou­vent sou­li­gnée par des cou­leurs, comme pour le cos­tume bipar­tite des Nga­nas­sanes. Afin de mieux com­prendre les figu­ra­tions sur la mem­brane, il dis­tingue, éga­le­ment, la gauche et la droite du tam­bour cor­res­pon­dant au point de vue de l’observateur, de la senestre et de la dextre cor­res­pon­dant au point de vue du cha­mane. Il constate alors qu’au moment où le cha­mane che­vauche son tam­bour, la senestre s’associe à l’avant du cha­mane et la dextre à son arrière. L’animal dont la peau consti­tue la mem­brane du tam­bour est repré­sen­té à droite du point de vue de l’observateur mais, du point de vue du cha­mane, il marche vers la senestre. Lorsqu’il che­vauche son tam­bour le cha­mane et sa mon­ture regardent donc tous deux dans la même direc­tion.

Cette asy­mé­trie, qui asso­cie la senestre de la mem­brane à la gauche du cha­mane et à l’avant du corps, et la dextre de la mem­brane à la droite du cha­mane et à l’arrière du corps, cor­res­pond à une bipar­ti­tion sys­té­ma­tique entre ce qui est clair et céleste et ce qui est sombre et infé­rieur. C’est ain­si que la lune et l’ours sont à senestre, asso­ciés à l’ombre et à un mou­ve­ment des­cen­dant, tan­dis que le soleil et le renne sont à dextre, asso­ciés à un mou­ve­ment ascen­dant. Une oppo­si­tion appa­raît donc entre ombre et lumière, ascen­sion et des­cente.

« Les tam­bours que l’on peut qua­li­fier de type “tatare” sont tra­ver­sés de pola­ri­sa­tions ver­ti­cales et hori­zon­tales d’une grande constance. Entre le haut et le bas s’opposent le céleste et le ter­restre, le sec et l’humide, le clair et l’obscur. Les mala­dies que soignent cer­taines des figures repré­sen­tées y ajoutent une cor­res­pon­dance avec le corps humain : les oiseaux traitent la tête, alors que les ani­maux de la par­tie basse sont spé­cia­li­sés dans le ventre et les jambes. […] Les mala­dies “ pures”, qui touchent la par­tie haute du corps, sont donc à la charge des esprits maîtres des che­vaux, ces cava­liers repré­sen­tés dans les par­ties médiane et supé­rieure du tam­bour. En revanche, les mala­dies impures situées dans le bas du corps, plus par­ti­cu­liè­re­ment les mala­dies gyné­co­lo­giques, relèvent du maître des mou­tons, qu’on a vu asso­cié aux batra­ciens et aux rep­tiles du bas du tam­bour. Il existe donc effec­ti­ve­ment une cor­res­pon­dance entre la ver­ti­ca­li­té du tam­bour et celle du corps humain éta­blie par l’intermédiaire de l’ordre spa­tial du pay­sage et de ses habi­tants repré­sen­tés sur la mem­brane. »

Cette oppo­si­tion, typique d’une cos­mo­lo­gie dua­liste, se retrouve dans l’ordonnancement de l’espace de la yourte, cercle orien­té comme le tam­bour et comme lui for­te­ment pola­ri­sé. Chez les peuples nomades d’Asie sep­ten­trio­nale, l’organisation de l’espace domes­tique est gou­ver­née par des prin­cipes puis­sants appli­qués avec rigueur et constance dans les dif­fé­rents lieux habi­tés. Ces prin­cipes sont tou­jours res­pec­tés chez les Kha­kas bien qu’ils aient aban­don­né au XIXe siècle leurs yourtes de feutre pour des struc­tures de bois poly­go­nales. Le foyer, sur­mon­té d’un trou à fumée, est ins­tal­lé au centre de la yourte. À l’opposé de la porte, orien­té vers l’est, et au-delà du feu, s’étend le coin d’honneur où est dis­po­sé le lit des maîtres et où s’assoient les anciens et les hôtes d’importance, visage face au levant. À leur droite, s’étend la par­tie pure et mas­cu­line, le coté haut, le sud, et à leur gauche, la par­tie oppo­sée, fémi­nine et impure, le « côté bas » qui est le nom du nord. Tan­dis que les murs méri­dio­naux portent les ins­tru­ments mas­cu­lins — le fusil au sud-ouest et le har­na­che­ment des che­vaux au sud-est, près de la porte — les murs sep­ten­trio­naux portent les ins­tru­ments des femmes, vais­selle et usten­siles de cui­sine. Un contraste radi­cal oppose le quart nord-est, sec­teur deux fois infé­rieur, et face à lui, le quart sud-ouest, deux fois supé­rieur où sont sus­pen­dus les objets sacrés. À l’opposé, dans le coin nord-est, sont ran­gés des seaux conte­nant les réserves d’eau et les pro­duits lai­tiers. La yourte est tra­ver­sée, comme le tam­bour et le cos­tume, par des oppo­si­tions com­munes : céleste/souterrain, sec/humide, clair/obscur, masculin/féminin.

La yourte est un micro­cosme lié à un macro­cosme et dans lequel le cos­mique est inté­gré au quo­ti­dien. L’espace domes­tique n’est pas une copie du cos­mos mais bien une topo­lo­gie morale qui oriente la per­cep­tion affec­tive d’espaces paral­lèles dans les­quels s’opposent monde domes­tique et monde sau­vage, monde fémi­nin et monde mas­cu­lin, monde infé­rieur et monde supé­rieur. Les nom­breuses amu­lettes main­tiennent cepen­dant un réseau de cor­res­pon­dances entre l’habitat, le corps humain, le pay­sage envi­ron­nant et une géo­gra­phie loin­taine. L’espace domes­tique est ain­si coor­don­né à l’espace vir­tuel consti­tuant un espace hybride figu­ré sur le tam­bour et le cos­tume qui portent en eux une série d’itinéraires poten­tiels. Les étapes suc­ces­sives des tra­jets révèlent une cog­ni­tion spa­tiale struc­tu­rée tout à fait typique d’une tra­di­tion nomade. C’est l’ensemble de ces dif­fé­rents registres qui forment une tech­no­lo­gie de l’imaginaire et qui per­met aux obser­va­teurs de pen­ser l’espace vir­tuel « où se ren­contrent les puis­sances d’agir du cha­mane, des esprits convo­qués et des dieux visi­tés. »

Le prix pour la fian­cée

Le pas­sage d’un cha­ma­nisme hété­rar­chique à un cha­ma­nisme hié­rar­chique a pu être obser­vé par les eth­no­logues chez les Yuka­ghir, groupe de langue paléo-asia­tique et dont les ancêtres étaient des chas­seurs-pêcheurs domi­nant tout le nord-est sibé­rien.

« De la Léna au Paci­fique, les douze tri­bus yuka­ghir occu­paient un ter­ri­toire grand comme la moi­tié de l’Europe. Pas de sei­gneurs cepen­dant pour régner sur leurs ter­ri­toires à la façon de leurs voi­sins iakoutes : les seules figures émi­nentes douées d’autorité étaient les “anciens”, les “ grands chas­seurs” et les cha­manes. Leur déclin a été d’une bru­ta­li­té sidé­rante. À par­tir du XVII e siècle, la colo­ni­sa­tion russe jointe à l’expansion des popu­la­tions d’éleveurs toun­gouses, iakoutes, puis chukch, a mené à l’anéantissement ou l’assimilation de la majo­ri­té des tri­bus yuka­ghir. Lon­gue­ment iso­lés, les Yuka­ghir étaient moins immu­ni­sés que les popu­la­tions altaïques en contact depuis l’âge du Bronze avec les popu­la­tions méri­dio­nales et occi­den­tales, et furent plus sen­sibles que les Iakoutes aux viru­lents patho­gènes ame­nés par les Russes. D’épouvantables épi­dé­mies de variole à répé­ti­tion cau­sèrent chez eux jusqu’à 60 % de mor­ta­li­té. La dis­pa­ri­tion du gibier, chas­sé par les trou­peaux de leurs voi­sins éle­veurs en expan­sion, pro­vo­qua ensuite de ter­ribles famines rédui­sant dans cer­tains cas les Yuka­ghir à l’anthropophagie. Les Toun­gouses atta­quaient des groupes yuka­ghir et rédui­saient en escla­vage les pri­son­niers. Au total les Yuka­ghir ont vu leur popu­la­tion divi­sée presque par dix, tom­bant de 4 500 au XVIIe siècle à 500 à la fin du XIXe siècle. Leur ter­ri­toire s’est fina­le­ment réduit au bas­sin de la Koly­ma. Au début du XXe siècle, ils avaient lar­ge­ment aban­don­né leur langue au pro­fit des langues toun­gouse (even), iakoute, russe et chukch. »

Les Yuka­ghir de la toun­dra ont alors adop­té le mode de vie des Toun­gouses fon­dé sur l’élevage de rennes tan­dis que ceux de la forêt ont main­te­nu jusqu’à nos jours une éco­no­mie basée sur la pêche, la chasse et la cueillette et demeurent l’une des seules popu­la­tions de Sibé­rie à n’avoir pas adop­té l’élevage de rennes, même pour le trans­port. Les pre­miers ont adop­té le cha­ma­nisme hié­rar­chique tan­dis que les seconds pra­tiquent encore le cha­ma­nisme hété­rar­chique. Ste­pa­noff remarque éga­le­ment que les pres­ta­tions matri­mo­niales sont dif­fé­rentes chez ces deux groupes. Chez les Yuka­ghir de la forêt, qui pra­tiquent encore le cha­ma­nisme hété­rar­chique, le gendre se rend chez la famille de sa fian­cée et aide son beau-père. Le sys­tème uxo­ri­lo­cal et le ser­vice pour la fian­cée impliquent que le gendre réside dans la mai­son de ses beaux-parents et demeure au ser­vice des aînés de sa femme tant que ceux-ci sont en vie. Il doit en par­ti­cu­lier remettre tout le pro­duit de sa chasse à ses beaux-parents qui se chargent de le dis­tri­buer. Sans bétail, ils n’accumulent pas de biens échan­geables de sorte que le fian­cé n’a que sa force de tra­vail à offrir en échange d’une femme.

Au contraire, chez les Yuka­ghir éle­veurs de rennes le régime de pres­ta­tion est un mixte entre celui des Koriak et Chukch, peuples paléo-asia­tiques qui pra­tiquent encore le ser­vice pour la fian­cée, et les peuples altaïques en géné­ral qui pra­tiquent le prix pour la fian­cée. Après un ou trois ans de ser­vice pour la fian­cée, un inter­mé­diaire négo­cie, au nom des parents et consan­guins du pré­ten­dant, la valeur du paie­ment en rennes qu’ils devront réunir en échange de la jeune femme. Une fois l’accord pas­sé, elle sera emme­née au cam­pe­ment du jeune homme avec sa dot. Le prix de la fian­cée et celui de la dot impliquent une négo­cia­tion et des trans­ferts de biens entre les parents du fian­cé et ceux de la fian­cée et donc un inves­tis­se­ment col­lec­tif de richesse de la part d’un groupe au béné­fice de l’un de ses membres.

Il est remar­quable que chez les peuples altaïques l’investiture du cha­mane s’accomplisse sous la forme d’un mariage, comme chez les Shor de l’Altaï :

« Quand un jeune homme, obsé­dé par les visites d’une fille-esprit dans ses rêves éro­tiques (une “fille à sept nattes” ou “ à sept seins”), est recon­nu comme un cha­mane en deve­nir, un grand-oncle ou un grand-père lui fabrique un tam­bour rituel qui incar­ne­ra sa fian­cée céleste. »

Une rela­tion amou­reuse entre cha­mane et esprit existe aus­si chez les peuples de tra­di­tion hété­rar­chique mais elle n’est pas ritua­li­sée pour l’intégrer à la com­mu­nau­té. La rela­tion matri­mo­niale insère la com­mu­nau­té et brise ain­si la rela­tion dya­dique des amants. La mise en scène du mariage entre esprit et cha­mane, entre humain et non-humains, est simi­laire à un échange tran­sac­tion­nel :

« Cette situa­tion de face-à-face implique de conce­voir d’une cer­taine manière l’humanité comme un col­lec­tif sépa­ré du reste du monde, même si cette sépa­ra­tion concep­tuelle a pour objet de pen­ser une alliance entre humains et non-humains. »

Le cha­mane est rede­vable à la com­mu­nau­té qui a payé le kalym (terme tur­co-mon­gol qui désigne en Sibé­rie le prix de la fian­cée) en vue de la négo­cia­tion matri­mo­niale. Il y a une appro­pria­tion de la com­mu­nau­té de la rela­tion dya­dique.

Chez les peuples paléo-asia­tiques de tra­di­tions hété­rar­chiques, les Chukch, les Koriak, les Itel­men et les Yupik du Béring, le prix de la fian­cée est exclu. Pen­dant la durée du ser­vice du gendre, c’est son endu­rance, son adresse à la chasse et son zèle dans l’élevage qui sont tes­tés. Le prin­cipe de sub­sti­tu­tion qui per­met de payer pour autrui et d’échanger des biens contre une vie n’existe pas et ce, mal­gré le fait que cer­tains Chukch soient riches. Vie et mort sont liées idéo­lo­gi­que­ment : un cha­ma­nisme typi­que­ment hété­rar­chique ne peut envi­sa­ger la ven­geance du sang que par le sang (wer­geld) et le ser­vice pour la fian­cée, pla­çant ain­si le corps au cœur de la rela­tion : aide phy­sique pour le mariage, mort phy­sique pour la ven­geance.

Au vu de ce long résu­mé, il semble bien que la maî­trise de l’imaginaire, du monde invi­sible, octroie une cer­taine aura à un indi­vi­du en par­ti­cu­lier. La sin­gu­la­ri­té est alors l’apanage du cha­mane, ce qui condamne les autres membres de la socié­té à la peur de l’invisible, à l’anonymat, et induit un appau­vris­se­ment des rela­tions éco­lo­giques. Cette prise en otage de l’imaginaire n’est pas à prendre à la légère. Il y a bien long­temps qu’un livre ne m’avait four­ni autant à rumi­ner, j’aborderai donc, dans une seconde par­tie, les dif­fé­rentes réflexions qu’il m’a sug­gé­rées.

Ana Mins­ki

Cor­rec­tion : Lola Bear­zat­to

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