Les maisons de retraite, mouroirs de Montréal

Les maisons de retraite, mouroirs de Montréal

La docteure Isabelle Julien près des meubles de patients décédés du Covid-19 qui n’ont pas été récupérés par les familles. Alexis Aubin pour « Le Monde »

 

Article publié dans l’édition du 5 juin du journal Le Monde

Au Québec, les résidences pour personnes âgées ont été particulièrement touchées par l’épidémie. Dans l’une d’elles, la docteure Isabelle Julien a vécu au plus près cette crise qui l’a marquée à jamais.

Un matin de mai, en arrivant au travail, la docteure Isabelle Julien aperçoit en bord de parking la vieille commode de Marguerite, la table de chevet de Robert, le fauteuil de Pierrette. Ces meubles mis au rebut attendent d’être évacués. « J’ai eu un choc, se souvient-elle. C’était ceux de mes patients, tous décédés en quelques jours. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé la souffrance collective que nous venions d’endurer. »

La quadragénaire, généraliste spécialisée en gériatrie, travaille depuis quatre ans au centre d’hébergement Yvon-Brunet, un établissement public situé à une dizaine de kilomètres du centre-ville de Montréal. Un coquet bâtiment en briquettes rouges, agrémenté d’un porche de bois blanc qui donne à ce centre de soins médicalisés pour personnes âgées de faux airs de maison de vacances en bord du fleuve. 185 lits, tous occupés avant l’arrivée de la pandémie.

Il reste aujourd’hui 104 survivants à Yvon-Brunet. Survivants, car le virus a littéralement décimé la population de ces centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) au Québec. La déflagration a été telle qu’elle a touché plus de 660 résidences de ce type sur les 2 600 que compte la province. L’acronyme CHSLD est devenu synonyme d’hécatombe : les décès en foyer représentent 85 % du nombre total de morts. Le 27 mai encore, sur les 2 624 décès enregistrés à Montréal, l’épicentre de l’épidémie au Canada, 1 855 s’étaient produits dans ces résidences, soit 70 %. Cette surmortalité a placé la ville dans le macabre palmarès des métropoles les plus mortifères, juste derrière New York.

 

Soudain, les malades sont partout

C’est le 10 avril que les Québécois ont découvert ce qui était en train de se jouer dans ces foyers où vit près d’une personne âgée sur quatre, souvent en situation de grande dépendance. « Nous recevons, le vendredi soir, un rapport accablant au sujet de la résidence privée Herron, à Dorval [banlieue de Montréal]. On apprend que 31 patients sont décédés depuis le 13 mars, témoigne un membre du cabinet du premier ministre du Québec, François Legault. Le premier ministre n’avait pas prévu de s’exprimer pendant le week-end pascal, mais on se dit que c’est trop grave, il doit publiquement assumer ces morts. » François Legault, visiblement secoué, qualifie alors d’« épouvantable » la façon dont les aînés sont traités dans ce foyer. Draps souillés, patients affamés, assoiffés, laissés à l’abandon… Le scandale éclate sur les conditions de vie dans certains de ces établissements, qui peuvent coûter jusqu’à 12 000 dollars par mois aux résidents.

A Yvon-Brunet, la situation s’emballe également. Le 1er avril, un logisticien de Médecins sans frontières vient expliquer aux gestionnaires du centre et au personnel soignant comment créer une « zone froide » et une « zone chaude » dans les locaux et déplacer les personnes infectées. La docteure Julien juge alors le dispositif « disproportionné », aucun cas n’étant encore signalé dans les murs. Mais, le lendemain, un premier résident se met à tousser. Le 3 avril, ils sont 5 à faire de la fièvre. Au début de la semaine suivante, 4 d’entre eux sont déclarés positifs au SARS-CoV-2. En quarante-huit heures, ils seront plus de 60, pour la plupart asymptomatiques. « A partir de là, tout part en vrille, notre zone froide est contaminée, et là, je me dis : “On y est” », raconte Isabelle Julien, tout en avouant n’avoir « rien vu venir ».

Du jour au lendemain, les malades sont partout sur les trois étages d’Yvon-Brunet. Seule à bord, l’autre médecin du centre ayant été testée positive au virus dès le début de la crise, Isabelle Julien engage une course contre la montre à coups de gardes de quinze heures par jour, vingt-quatre heures quand il n’y a plus d’infirmière pour assurer les quarts de nuit. Elle se lance dans la bataille à corps perdu. Personne ne l’attend le soir chez elle. Dès le début du mois d’avril, son mari, inquiet, a préféré s’exiler avec leurs deux enfants dans le chalet familial situé hors de Montréal. Il l’a prévenue : pas question de rentrer avant que la courbe des infections ne soit maîtrisée.

Sans remède connu contre le coronavirus, Isabelle Julien a deux obsessions : soulager les patients en détresse respiratoire et apporter des soins de confort aux plus fragilisés. Elle se débat avec la paperasserie et un système archaïque de fax afin de commander aux pharmacies d’urgence tout ce que la pharmacopée propose d’antidouleurs pour que jamais les infirmières ou les aides-soignants ne se trouvent à court. Elle arpente les couloirs pour détecter dans les chambres les râles de patients en manque d’oxygène, surveiller ceux qu’elle devine près de partir. Oublieuse un instant des gestes barrières, elle leur caresse la joue.

Un bouquet laissé sous la fenêtre d’un patient au centre d’hébergement et de soins de longue durée. Alexis Aubin pour « Le Monde »

 

« Un cercle vicieux »

« Moi qui veux toujours que leur fin ressemble au sommeil de la Belle au bois dormant, je vois le virus leur voler ce dernier moment de sérénité. » Le soir, son service terminé, elle revient vers eux pour organiser les derniers adieux. Le bras tendu pour coller son portable à coque rose à l’oreille du gisant, elle appelle la famille. Et entend, sans vouloir écouter, le message d’adieu d’un frère à sa sœur, les remerciements d’enfants à un père, la déchirante déclaration d’amour d’un couple, incapable de se séparer après soixante-dix ans de vie commune. Depuis le 14 mars, sur décision gouvernementale, les visites sont interdites. Mais grâce au FaceTime de la docteure, l’épouse accompagnera son mari atteint par le virus jusqu’à son dernier souffle. « Je ne les ai pas sauvés, mais j’ai été avec eux jusqu’au bout », se console Isabelle Julien. Qui, à son tour, parfois tard dans la soirée, à l’heure de regagner en voiture son domicile situé à quelques kilomètres de là, a besoin de téléphoner à l’une des infirmières de son service. Elles s’épanchent un moment, versent quelques larmes et puisent dans cet échange le courage de repartir au combat le lendemain.

Le matin, sa journée commence par les constats de décès de la nuit ; elle se poursuit par la fermeture des portes de chambre des patients morts. Alors que les fenêtres des immeubles de Montréal se parent d’arcs-en-ciel, symbole choisi par les habitants pour affronter la crise, alors que les autorités se félicitent jour après jour de voir les consignes de confinement globalement respectées et anticipent déjà « l’aplanissement de la courbe », le feu a pris dans les maisons de retraite.

Avant même l’arrivée du virus, ces établissements étaient en sous-effectif chronique. Une situation aggravée par les coupes budgétaires décidées par le gouvernement précédent. Dans une province en situation de plein emploi, personne ne se bouscule pour venir occuper les postes manquants. Le salaire horaire des aides-soignants est l’un des plus bas du Québec, 13 dollars seulement dans le secteur privé. Le personnel est rarement affecté à un seul centre. Pour combler les besoins des tableaux de service, les aides-soignants passent de résidence en résidence, dix heures dans l’une, trois heures dans une autre, quelques nuits ailleurs. Cette mobilité, qui va perdurer malgré l’épidémie, a largement contribué à embraser tout le système. « Un cercle vicieux s’est installé, reconnaît le docteur Quoc Dinh Nguyen, gériatre devenu conseiller spécial du gouvernement sur cette question des milieux de vie pour aînés. Parce que nous manquions de personnel, nous avons poursuivi ces transferts dans le but d’assurer les soins vitaux des résidents. Mais en faisant cela, nous avons accéléré la transmission du virus. »

 

Administration tatillonne

L’infection se répand parmi les soignants. 4 000 d’entre eux, testés positifs, sont contraints d’abandonner leur poste, quelques milliers d’autres désertent, angoissés à l’idée de ramener le virus chez eux. Le système, déjà fragile, menace de s’effondrer. Mi-avril, François Legault demande le renfort des étudiants et retraités de la santé, il supplie les médecins spécialistes, libérés par l’arrêt des interventions non urgentes, de « venir aider les infirmières à donner des soins, laver, nourrir les résidents ». Malgré les primes distribuées à tout-va, l’appel de détresse ne sera que partiellement entendu.

Le 20 avril, la direction de la santé publique déplore l’absence de 6 000 personnels soignants dans le réseau des soins pour aînés. Trois semaines plus tard, le chiffre aura presque doublé. Le fier et nationaliste Québec en est même réduit à réclamer l’aide de l’armée fédérale. L’opération « Laser » voit se déployer un millier d’hommes et de femmes en treillis au chevet des résidents dans les maisons de retraite les plus touchées. Le gouvernement québécois a lancé, fin mai, un plan de recrutements, avec des salaires revus à la hausse, dans l’espoir de se préparer à une éventuelle deuxième vague.

Le manque de soignants n’explique pas tout. L’absence de consignes sanitaires claires dans les foyers et un système ankylosé par la bureaucratie aggravent la situation. Dès avril, alors qu’il est avéré que le virus peut être « silencieux » et que les personnels soignants deviennent des vecteurs de transmission pour leurs patients, des directions d’établissement préfèrent garder sous clé leurs stocks de masques, anticipant des pics d’éclosion à venir alors que la crise est déjà là. A Yvon-Brunet, une infirmière s’est même fait enguirlander pour avoir porté un masque fabriqué par ses propres soins.

La docteure Julien dit son épuisement face à la « procédurite » administrative qui paralyse toute initiative dans ces foyers placés sous la tutelle tatillonne d’énormes établissements publics et face aux promesses gouvernementales qui tardent à se concrétiser sur le terrain. « J’entendais chaque jour le premier ministre et le directeur de la santé publique répéter : “Ça va bien aller”, j’avais le sentiment que nous vivions dans deux mondes parallèles. » A Yvon-Brunet, 150 patients sont finalement infectés et beaucoup meurent, alors qu’à l’extérieur, hors les murs des centres pour aînés, la courbe des décès paraît sous maîtrise.

Vue extérieure du centre d’hébergement et de soins de longue durée Yvon-Brunet. Alexis Aubin pour « Le Monde »

 

A qui la faute ?

« C’est facile de regarder dans le rétroscope, explique Alain Vadeboncœur, chef des urgences de l’Institut de cardiologie de Montréal, mais quand le Québec a vu arriver l’épidémie quelques semaines après l’Europe, il s’est concentré sur la préparation de ses hôpitaux pour éviter de reproduire ce qui s’était passé en Italie. Résultat, nous n’avons manqué ni de respirateurs ni de place à l’hôpital. Mais les foyers pour aînés ont sans doute été l’angle mort de la stratégie de santé publique ».

Même si le centre Yvon-Brunet a fini par retrouver son calme, la séquence a laissé la docteure Julien désemparée. Hantée par le souvenir des disparus, pleine de chagrin face au deuil de leurs proches, dont certains sont allés jusqu’à grimper à une échelle posée contre les murs de la résidence pour lancer un ultime regard à leur aïeul mourant. Inquiète, surtout, pour les survivants. Le personnel a tant paré à l’urgence, ces deux derniers mois, qu’il a manqué de temps pour leur parler, les promener, s’assurer qu’ils se nourrissent bien.

A qui la faute ? Isabelle Julien rechigne à accuser qui que ce soit et hésite même à reprendre à son compte l’expression de « génocide gériatrique » lancée dans la presse par une infirmière en colère. Elle qui avait choisi la gériatrie « par vocation » doute de pouvoir un jour mettre en pratique cette médecine à laquelle elle croit tant, le « tender loving care », où l’attention à « l’humain » est au cœur des soins.

 

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Source: Lire l'article complet de L'aut'journal

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