L’enjeu de la bataille de Bretton Woods en 1944 : leçons pour aujourd’hui

L’enjeu de la bataille de Bretton Woods en 1944 : leçons pour aujourd’hui

Poutine appelle à l’élaboration d’un nouveau système financier international


Par Matthew Ehret − Le 10 mai 2020 − Source The Saker Blog

Alors que le monde d’aujourd’hui vacille au bord d’un effondrement financier plus important que ce que le monde a connu à Weimar en 1923, ou pendant la Grande Dépression de 1929, les dirigeants de la Russie et de la Chine ont entamé une discussion sérieuse sur les termes du nouveau système qui doit inévitablement remplacer l’ordre néolibéral en voie de disparition. Plus récemment, Vladimir Poutine a relancé son appel du 16 janvier 2020 pour une nouvelle conférence économique d’urgence afin de faire face à la catastrophe imminente dans le cadre d’une session publique avec les représentants des cinq puissances nucléaires du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Alors que l’engagement de Poutine pour ce nouveau système repose sur des principes multipolaires de coopération et de respect des souverainetés nationales, l’oligarchie financière et les structures étatiques profondes plus larges infestant les nations occidentales, qui ont déclenché cette crise au cours de décennies de globalisation, ont appelé à leur propre version d’un nouveau système. Ce nouveau système, comme nous l’avons vu, promu par des entités comme la Banque d’Angleterre et les principaux technocrates au cours de l’année écoulée, est basé sur un système unipolaire anti-nation qui se présente généralement sous le nom de «Green New Deal». En d’autres termes, il s’agit d’un système dirigé par une élite technocratique gérant la diminution de la population mondiale grâce à la monétisation des pratiques de réduction du carbone sous un gouvernement mondial.

Peu importe comment vous le voyez, un nouveau système sera créé à partir des cendres de l’ordre mondial actuellement en train d’agoniser. La question est seulement : cela bénéficiera-t-il à l’oligarchie ou au peuple ?

Afin d’éclairer la prise de décision nécessaire à cette conférence d’urgence, il est utile de revoir la dernière conférence d’urgence de ce type, qui a défini les termes d’une architecture économique mondiale en juillet 1944, afin que les erreurs qui ont ensuite été commises par les forces anti-impérialistes ne soient pas renouvelées.

Qu’est-ce que Bretton Woods ?

Alors qu’il devenait évident que la guerre allait bientôt prendre fin, un combat majeur a éclaté lors d’une conférence de deux semaines à Bretton Woods, dans le New Hampshire, où des représentants de 44 nations se sont réunis pour établir les termes du nouveau système d’après-guerre. La question était : ce nouveau système sera-t-il régi par des principes impériaux britanniques similaires à ceux qui dominaient le monde avant le début de la guerre ou bien sera-t-il façonné par une communauté d’États-nations souverains ?

D’un côté, des personnalités ralliées à la vision du président américain Franklin Delano Roosevelt pour un ordre mondial anti-impérialiste se sont alignées derrière le champion de FDR, Harry Dexter White, tandis que les forces puissantes engagées à maintenir les structures de la dictature des banquiers – la Grande-Bretagne a toujours été essentiellement un empire banquier – se sont alignées derrière la figure de John Maynard Keynes.

Aparté

Vous pensez peut-être "Attendez ! FDR et son New Deal n'étaient-il pas fondés sur les théories de Keynes ?" Comment Keynes aurait-il pu représenter une force opposée au système de FDR si tel est le cas ? Ce paradoxe n'existe, dans l'esprit de nombreuses personnes aujourd'hui, qu'en raison du succès de l'armada d'historiens révisionnistes de la Fabian Society et du Round Table Movement, qui ont constamment soutenu un récit mensonger de l'histoire, pour faire croire aux générations futures essayant d'apprendre des erreurs passées, que les personnages comme FDR qui s'opposaient à l'empire suivaient en réalité eux-mêmes les principes impériaux. Un autre exemple de ce tour de passe-passe peut être vu par le grand nombre de personnes qui se pensent sincèrement informées et croient pourtant que la révolution américaine de 1776 a été conduite par la pensée philosophique impériale britannique issue d'Adam Smith, Bentham et John Locke.

John Maynard Keynes était l’un des principaux leaders de la Fabian Society et trésorier de la British Eugenics Association – qui a servi de modèle aux protocoles eugéniques d’Hitler avant et pendant la guerre.

Au cours de la conférence de Bretton Woods, Keynes a fortement insisté pour que le nouveau système soit fondé sur une monnaie mondiale entièrement contrôlée par la Banque d’Angleterre, monnaie connue sous le nom de Bancor. Il a proposé qu’une banque mondiale appelée Clearing Union soit contrôlée par la Banque d’Angleterre qui utiliserait le Bancor, échangeable avec les monnaies nationales, et servirait d’unité de compte pour mesurer les excédents ou les déficits commerciaux dans le cadre du mandat de maintenir «l’équilibre» mathématique du système.

Harry Dexter White, de son côté, a lutté sans relâche pour garder la ville de Londres hors du siège des pilotes de la finance mondiale et a plutôt défendu l’institution de la souveraineté nationale et des monnaies souveraines sur la base d’une croissance scientifique et technologique à long terme. Bien que White et FDR aient exigé que les dollars américains deviennent la monnaie de réserve dans le nouveau système mondial de taux de change fixes, cela n’a pas été fait pour créer un «nouvel empire américain» comme la plupart des analystes modernes l’ont supposé, mais a plutôt été conçu pour utiliser le statut américain de puissance mondiale productive la plus forte, pour assurer une stabilité anti-spéculative parmi les monnaies internationales qui manquaient totalement de stabilité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

La bataille pour des taux de change fixes et les principes de «prix de parité» a été conçue, par FDR et White, strictement autour de la nécessité d’abolir les flux chaotiques des marchés non réglementés, engendrant la spéculation rampante sous le régime du libre-échange britannique en détruisant la capacité de penser et planifier le développement à long terme nécessaire pour moderniser les États-nations. Ce n’était pas une recherche de «l’équilibre mathématique» mais plutôt une volonté de «mettre fin à la pauvreté» grâce à une vraie croissance de l’économie physique des colonies qui gagneraient ainsi une véritable indépendance économique.

Des personnalités comme Henry Wallace, fidèle vice-président de FDR et candidat du 3e parti en 1948, le représentant William Wilkie, assistant républicain de FDR et négociateur du New Deal, et Dexter White ont tous insisté, à plusieurs reprises, sur le fait que les mécanismes de la Banque mondiale, du FMI et des Nations Unies devaient devenir les moteurs d’une internationalisation du New Deal qui avait sorti l’Amérique du cloaque en 1932, pour en faire, douze ans plus tard, une puissance manufacturière moderne et avancée. Tous ces adeptes du New Deal international étaient de fervents défenseurs du leadership américano-russo-chinois dans le monde de l’après-guerre, ce qui est un fait oublié, mais néanmoins d’une importance capitale.

Dans son livre de 1944, Our Job in the Pacific, Wallace a déclaré :

«Il est vital pour les États-Unis, il est vital pour la Chine et il est vital pour la Russie qu’il y ait des relations pacifiques et amicales entre la Chine et la Russie, la Chine et l’Amérique, et la Russie et l’Amérique. La Chine et la Russie se complètent sur le continent asiatique et les deux complètent la position de l’Amérique dans le Pacifique.»

Contredisant le mythe selon lequel FDR était un keynésien, l’assistante de FDR, Frances Perkins, a noté le contact entre les deux hommes en 1934 lorsque Roosevelt lui a dit :

«J’ai vu votre ami Keynes. Il m’a submergé de  chiffres. Il doit être mathématicien plutôt qu’économiste politique. »

En réponse, Keynes, qui essayait alors de récupérer le récit intellectuel du New Deal, a déclaré qu’il avait «supposé que le président était plus littéraire, économiquement parlant».

Dans son édition allemande de 1936 de sa General Theory of Employment, Interest and Money, Keynes écrivait :

«Car j’avoue qu’une grande partie du livre est illustrée et exposée principalement en référence aux conditions existantes dans les pays anglo-saxons. Néanmoins, la théorie de la production dans son ensemble, ce que le livre prétend fournir, est beaucoup plus facilement adaptée aux conditions d’un État totalitaire.»

Tandis que Keynes représentait «l’impérialisme doux» de la «gauche» de l’intelligentsia britannique, Churchill représentait l’impérialisme «pur et dur» et sans vergogne de l’Ancien empire, moins sophistiqué, qui préférait l’usage intensif de la force brute pour maîtriser les sauvages. Tous deux étaient aussi des racistes et des fascistes invétérés – Churchill a même parlé avec admiration des chemises noires de Mussolini – et tous deux incarnaient les pratiques les plus viles de l’impérialisme britannique.

Révision de la vision anti-colonialiste oubliée de FDR

La bataille de FDR contre Churchill sur la question de l’empire est mieux connue que ses divergences avec Keynes qu’il n’a rencontré qu’à quelques reprises. Cet affrontement bien documenté est mieux illustré dans le livre de son fils et assistant Elliot Roosevelt, As He Saw It (1946), qui cite son père :

«J’ai essayé de faire comprendre… que même si nous sommes alliés [de la Grande-Bretagne] et que nous voulons la victoire à leurs côtés, ils ne doivent jamais imaginer que nous y sommes juste pour les aider à conserver leur idée d’empire, archaïque et médiévale… J’espère qu’ils se rendent compte qu’ils ne sont pas des partenaires seniors ; que nous n’allons pas rester les bras croisés et regarder leur système freiner la croissance de tous les pays d’Asie et de la moitié des pays d’Europe.»

FDR a poursuivi :

«Le système colonial signifie la guerre. Exploiter les ressources de l’Inde, de la Birmanie, de Java ; enlever toutes les richesses de ces pays, mais n’y remettre jamais rien, comme l’éducation, un niveau de vie décent, des exigences minimales de santé. Tout ce que vous faites, c’est accumuler le genre de problèmes qui mènent à la guerre. Tout ce que vous faites, c’est nier la valeur de tout type de structure organisationnelle pour la paix avant même qu’elle ne commence.»

Écrivant de manière hystérique à Churchill, depuis Washington, le ministre britannique des Affaires étrangères Anthony Eden a déclaré que Roosevelt «envisage le démantèlement des empires britannique et néerlandais».

Malheureusement pour le monde, FDR mourut le 12 avril 1945. Un coup d’État au sein de l’establishment Démocrate, alors rempli de Fabians et Rhodes Scholars [disciples de Cecil Rhodes], s’étaient déjà assurés qu’Henry Wallace perdrait la vice-présidence de 1944 au profit du larbin anglophile de Wall Street, Harry Truman. Truman n’a pas tardé à balayer toutes les intentions de FDR, nettoyant les renseignements américains de tous les patriotes restants avec la fermeture de l’OSS et la création de la CIA, le lancement inutile et criminel de bombes nucléaires sur le Japon et l’établissement de relations spéciales anglo-américaines. L’adhésion de Truman au nouvel ordre mondial de Churchill a détruit la relation positive avec la Russie et la Chine que recherchaient FDR, White et Wallace, et bientôt l’Amérique était devenue l’idiot utile géant de la Grande-Bretagne.

La prise de contrôle de l’État profond moderne après 1945

FDR, avant sa mort, a averti son fils qu’il avait compris la prise de contrôle britannique de la politique étrangère américaine, mais ne pouvait toujours pas inverser ce programme. Son fils a raconté la perspicacité inquiète de son père :

«Vous n’imaginez pas le nombre de fois où les hommes du Département d’État ont essayé de me cacher des messages, les retarder, les retenir en quelque sorte, simplement parce que certains de ces diplomates de carrière, là-bas, ne sont pas d’accord avec ce qu’ils connaissent de mes idées. Ils devraient travailler pour Winston. En fait, la plupart du temps, ils le font [travailler pour Churchill]. Arrêtez de penser à eux : un certain nombre d’entre eux sont convaincus que la façon pour l’Amérique de mener sa politique étrangère est de comprendre ce que font les Britanniques, puis de les copier ! On m’a dit… il y a six ans, de nettoyer ce Département d’État. Il est comme le British Foreign Office…»

Avant d’être renvoyé du cabinet de Truman pour son plaidoyer en faveur de l’amitié américano-russe pendant la guerre froide, Wallace a évoqué «Le fascisme américain», connu depuis quelques années sous le nom d’État profond. Il a dit :

«Le fascisme de l’après-guerre poussera inévitablement de façon constante en faveur de l’impérialisme anglo-saxon et, finalement, à la guerre avec la Russie. Déjà, les fascistes américains parlent et écrivent sur ce conflit et l’utilisent comme excuse pour leurs haines internes et leurs intolérances envers certaines races, croyances et classes.»

Dans sa mission soviétique en Asie en 1946, Wallace a déclaré :

«Alors que le sang de nos garçons n’a pas encore séché sur le champ de bataille, ces ennemis de la paix tentent de jeter les bases de la troisième guerre mondiale. Ces gens ne doivent pas réussir leur immonde entreprise. Nous devons neutraliser leur poison en suivant la politique de Roosevelt et en cultivant l’amitié de la Russie dans la paix comme dans la guerre.»

En effet, c’est exactement ce qui s’est produit. Les trois années passées par Dexter White à la tête du Fonds monétaire international ont été assombries par des attaques constantes, le présentant comme une marionnette soviétique, qui le hanteront jusqu’au jour de sa mort en 1948 après une session d’enquête exténuante de la Chambre des représentants pour ses activités anti-américaines. White avait précédemment soutenu l’élection de son ami Wallace à la présidence, aux côtés de ses amis patriotes Paul Robeson et Albert Einstein.

Aujourd’hui, le monde a saisi une deuxième chance de raviver le rêve de FDR d’un monde anticolonialiste. Au XXIe siècle, ce grand rêve a pris la forme de la Nouvelle Route de la Soie, dirigée par la Russie et la Chine, et rejointe par un nombre croissant de nations aspirant à sortir de la cage invisible du colonialisme.

Si les pays occidentaux souhaitent survivre à l’effondrement imminent, ils feraient bien de répondre à l’appel de Poutine pour un nouveau système international, de rejoindre la Nouvelle Route de la Soie et de rejeter les technocrates keynésiens prônant un faux «New Bretton Woods» sous le masque d’un «Green New Deal».

Matthew Ehret

Traduit par jj, relu par Marcel pour le Saker Francophone

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