Rififi à Kiev

Rififi à Kiev

Début avril, trois ex-ambassadeurs américains en Ukraine ont signé une mignonne tribune appelant la Russie à abandonner le Donbass en échange de la levée des sanctions occidentales. Si le ton général n’est pas vindicatif, plutôt conciliant même, les éléments de langage et autres clichés sont enfilés à la chaîne tels des perles : Poutine regrette amèrement son «agression», les sanctions coûtent très cher à la Russie et le poids financier du conflit ukrainien lui est presque insupportable.

Une analyse remarquée de Foreign Policy – la revue alterne le pire et le meilleur ces derniers temps – balaie d’un revers cette jolie fable, démontant point par point ces «vœux pieux». L’auteur fusille l’argumentaire des ambassadeurs qui surestime la pression des sanctions, sous-estime les raisons stratégiques russes et passe complètement à côté du fait que c’est Kiev, non Moscou, qui capitulera probablement la première.

Les sanctions ne coûtent à la Russie que 0,2% de son PIB annuel (et non 1% comme l’affirment les plénipotentiaires) et le Kremlin peut compter sur ses énormes réserves d’or, de devises étrangères et son Fonds de richesse pour faire le dos rond. D’autant que, nous en avions parlé il y a peu, le régime de changes flottants du rouble est également un amortisseur conséquent.

L’article continue en mettant les pieds dans le plat, expliquant les véritables tenants et aboutissants stratégiques du conflit comme nous l’avions fait nous-même il y a bien longtemps :

11 mai 2014 : Poutine ne reconnaît pas le référendum séparatiste du Donbass

C’est l’une des clés permettant de comprendre la stratégie de Poutine en Ukraine et pourtant, elle n’est jamais relevée. Et pour cause ! Ce serait revenir sur plus d’un an de désinformation systématique de nos faiseurs d’opinion qui se rengorgent sur le «danger russe» et «l’invasion russe de l’Ukraine» (alors qu’un môme de 5 ans pourrait comprendre que si la Russie voulait vraiment conquérir l’est ukrainien, ça aurait été torché en cinq jours, certainement pas un an et demi !). Comment expliquer que Poutine n’a pas reconnu le désir d’auto-détermination des séparatistes pro-russes du Donbass si l’on affirme dans le même temps qu’il cherche à annexer le Donbass ? Aïe, voilà un os pour nos propagandistes en herbe… Alors on évacue purement et simplement l’une des deux contradictions. Ce faisant, on condamne le public à ne rien comprendre à ce qui se passe là-bas.

Petit retour en arrière.

Après le putsch, le nouveau régime au pouvoir à Kiev est pro-occidental et, suivant le désir de ses parrains américains, veut prendre le chemin de l’OTAN (plus que de l’UE d’ailleurs, ce qui montre l’imbécilité des dirigeants européens, bonnes poires dans toute cette affaire). A Moscou, on tremble. Perdre la base navale de Sébastopol, verrou stratégique de la Mer noire et ouverture sur la Méditerranée, pire, voir cette base devenir américaine ! Et voir l’OTAN s’installer aux portes de la Russie, alors que promesse avait été faite en 1991 à Gorbatchev que l’alliance militaire n’avancerait pas vers l’Est. Impossible… La réaction de Poutine sera fulgurante (notons qu’il est en réaction dans toute cette affaire, pas en expansion) et se fera sur deux axes :

  • récupérer la Crimée et la rattacher à la Russie.
  • créer un conflit gelé en Ukraine même, paralysant Kiev et l’empêchant d’entrer dans l’OTAN.

Le premier volet est connu, inutile d’y revenir en détail. Un Khroutchev passablement bourré avait donné la Crimée à l’Ukraine d’un trait de plume, un soir de beuverie de 1954. Depuis la dislocation de l’URSS en 1991, la Russie louait (cher) la base de Sébastopol, accord qui était toujours susceptible d’être remis en question quand un gouvernement pro-US arrivait au pouvoir à Kiev. Suivant l’exemple occidental au Kosovo, Moscou a pris le prétexte (d’ailleurs réel) du droit à l’auto-détermination des peuples pour organiser le référendum de rattachement à la Russie. Apparemment, les Criméens ne s’en plaignent pas trop.

Mais c’est surtout le deuxième volet qui est intéressant. Poutine n’a aucune intention d’annexer l’est ukrainien, bien au contraire ! Son but était de créer un conflit gelé à l’intérieur des frontières ukrainiennes. Selon la charte de l’OTAN, un pays ayant un conflit ouvert ou gelé sur son territoire ne peut faire acte de candidature. Et ça, on le sait parfaitement à Moscou. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le cas de figure se présente. Trois pays de l’ex-URSS ont, sous la direction de gouvernements formés aux Etats-Unis, fait mine de vouloir entrer dans l’organisation atlantique : Géorgie, Moldavie et Ukraine. Moscou a alors activé/soutenu les minorités russes en lutte contre le gouvernement central, les conflits gelés dans ces trois pays (Ossétie et Abkhazie en Géorgie, Transnistrie en Moldavie et maintenant Donbass en Ukraine) les empêchant d’entrer dans l’OTAN. Ce que fait Poutine dans l’Est ukrainien n’est donc que la réplique de ce que la Russie a déjà fait ailleurs, il n’y a aucune surprise. Pour lui, il est donc hors de question d’accepter que le Donbass se rattache à la Russie, contrairement aux sornettes racontées ici et là : il le veut à l’intérieur des frontières ukrainiennes. Statut d’autonomie, armement, soutien diplomatique, aide humanitaire… tout ce que vous voulez, mais à l’intérieur des frontières ukrainiennes !

Cela explique pourquoi Poutine était bien embêté lorsque les séparatistes pro-russes ont organisé leur référendum. Il a d’abord tenté de les en dissuader, puis il a refusé d’en reconnaître les résultats. Cela explique aussi que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, Poutine est mal vu par les pro-russes du Donbass ainsi que par les courants nationalistes russes qui rêvent tous d’une Novorossia indépendante ou de son rattachement à la Russie.

Vladimir Vladimirovitch fait un numéro d’équilibriste, soutenant suffisamment les séparatistes pour qu’ils ne se fassent pas annihiler tout en douchant assez cyniquement d’ailleurs leurs espoirs d’un rattachement à la Russie, éliminant les leaders séparatistes indépendantistes (Strelkov, Mozgovoi, Bezner) pour les remplacer par des chefs plus enclins à se contenter d’une large autonomie (Zakarchenko, Givi, Motorola), le tout alors que Kiev (et les Etats-Unis derrière) font tout pour faire déraper la situation et que certains bataillons néo-nazis (Azov, Aidar, Tornado etc.) bombardent sciemment les civils russophones. Pour l’instant, Poutine s’en sort avec une maestria peu commune, mais seul l’avenir nous dira si l’équilibriste est finalement arrivé de l’autre côté.

Tout comme la cause profonde du conflit syrien tient en deux mots – arc chiite -, la problématique de la crise ukrainienne se résume elle-aussi en deux mots : conflit gelé. Pendant des années, votre serviteur a prêché dans le désert, incompris des russophiles et russophobes primaires, persuadés qu’ils étaient, les uns que Poutine venait sauver les habitants du Donbass, les autres que l’abominable ours des neiges voulait envahir l’Ukraine puis, tant qu’on y est, l’Europe toute entière. Si le Kremlin a effectivement à cœur de protéger les russophones de l’Est du pays, ce n’était qu’en seconde instance : l’objectif premier a toujours été de créer un conflit gelé, torpillant l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Il est plaisant de commencer enfin à le lire de-ci de-là.

L’article de Foreign Policy conclut que, si l’un des duettistes jette l’éponge, ce sera vraisemblablement Kiev qui est, comme toujours, au bord du gouffre ; son économie est touchée de plein fouet par le coronavirus (baisse de 7,7% prévue cette année) et ses finances sont en capilotade. Mais ce sont surtout deux chiffres qui plient définitivement l’affaire : les dépenses liées au conflit du Donbass représentent peu ou prou 5,5% du PIB ukrainien, seulement 0,1% du PIB russe. N’en déplaise aux folâtres ambassadeurs, si l’un des deux doit rendre les armes, ce sera l’Ukraine.

Coïncidence amusante, un sondage mené en février matérialise ce rapport de force. 54% des Ukrainiens interrogés sont bien disposés à l’égard de la Russie contre 33% qui pensent le contraire, ce qui montre en creux, une fois de plus, à quel point le putsch du Maïdan a été contre-nature. De l’autre côté de la frontière par contre, les Russes sont de moins en moins bienveillants envers leur voisin : 41% (-15) contre 47% (+16). Tout un symbole…

Un malheur ne venant jamais seul, le panier de crabes à la kiévienne se déchire à gros coups de pince. Le parquet a ouvert une enquête sur le rôle de l’ex-président Porochenko dans le Bidengate. Les charges de «trahison» et «abus de pouvoir» n’ont pas du tout plu au roi du chocolat qui a hurlé sans rire au complot russe. En cause, un échange de bon procédé : tu vires le procureur en charge de l’enquête sur fiston Biden en échange d’un prêt d’un milliard de dollars.

Toujours est-il que le climat est délétère entre Poroclown et le nouveau président, dont les camps passent leur temps à s’envoyer des invectives. L’ancien chef de l’administration de Porochenko, lui, a eu une idée originale : réclamer 200 milliards de dollars à l’OTAN, rien que ça !

Admirez l’argumentaire : à la chute de l’URSS, Kiev a renoncé à l’arsenal nucléaire qui était présent sur son territoire. Cela a fait économiser d’énormes sommes à l’OTAN en terme de contrôle de la prolifération et il serait normal que l’Occident montre un peu sa gratitude par un gros chèque. A défaut d’entrer dans l’Alliance atlantique, autant la faire payer.

Ainsi va la vie dans le paradis post-maïdanite…

Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu

À propos de l'auteur Chroniques du Grand Jeu

« La géopolitique autrement, pour mieux la comprendre... »Présent à l'esprit de tout dirigeant anglo-saxon ou russe, le concept de Grand jeu est étonnamment méconnu en France. C'est pourtant lui qui explique une bonne part des événements géopolitiques de la planète. Crise ukrainienne, 11 septembre, tracé des pipelines, guerre de Tchétchénie, développement des BRICS, invasion de l'Irak, partenariat oriental de l'UE, guerre d'Afghanistan, extension de l'OTAN, conflit syrien, crises du gaz, guerre de Géorgie... tous ces événements se rattachent directement ou indirectement au Grand jeu. Il ne faut certes pas compter sur les médias grand public pour décrypter l'état du monde ; les journaux honnêtes font preuve d'une méconnaissance crasse, les malhonnêtes désinforment sciemment. Ces humbles chroniques ont pour but d'y remédier. Le ton y est souvent désinvolte, parfois mordant. Mais derrière la façade visant à familiariser avec la chose géopolitique, l'information est solide, étayée, référencée. Le lecteur qui visite ce site pour la première fois est fortement invité à d'abord lire Qu'est-ce que le Grand jeu ? qui lui donnera la base théorique lui permettant de comprendre les enjeux de l’actuelle partie d’échecs mondiale.Par Observatus geopoliticusTags associés : amerique latine, asie centrale, caucase, chine, economie, etats-unis, europe, extreme-orient, gaz, histoire, moyen-orient, petrole, russie, sous-continent indien, ukraine

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