Bertrand Louart : « À écou­ter certains écolos, on a en effet l’im­pres­sion que les machines nous tombent du ciel ! »

Bertrand Louart : « À écou­ter certains écolos, on a en effet l’im­pres­sion que les machines nous tombent du ciel ! »

Photo : Des panneaux solaires en train d’être assem­blés dans une usine près de Jaipur, dans le Rajas­than, en Inde.

Nico­las Casaux : Je me suis entre­tenu avec Bertrand Louart, auteur, notam­ment, de Les êtres vivants ne sont pas des machines (La Lenteur), anima­teur de l’émis­sion « Racine de moins un » (Radio Zinzine), rédac­teur du bulle­tin de critique des sciences, des tech­no­lo­gies et de la société indus­trielle Notes & Morceaux choi­sis (La Lenteur), contri­bu­teur au blog de critique du scien­tisme snia­de­cki.word­press.com, oppo­sant d’ITER (Cada­rache) et membre de Longo Maï où il est menui­sier-ébeniste.


Nico­las Casaux : De plus en plus de gens se réclament désor­mais de l’an­ti­ca­pi­ta­lisme, y compris dans le grand caphar­naüm qu’on appelle parfois « mouve­ment écolo­giste ». Le jour­na­liste du Guar­dian George Monbiot, par exemple, mais aussi Naomi Klein ou encore Cyril Dion. Je cite ces trois-là parce que leur « anti­ca­pi­ta­lisme » est à peu près le même (Dion et Monbiot renvoient aux thèses de Naomi Klein en ce qui concerne l’an­ti­ca­pi­ta­lisme et les chan­ge­ments sociaux qui devraient, selon eux, prendre place). Qu’en penses-tu ? Le capi­ta­lisme, c’est quoi ? Sont-ils anti­ca­pi­ta­listes ?

Bertrand Louart : J’avoue que je n’ai pas comme toi la patience de lire la prose de toutes ces figures média­tiques. Mais je crois que l’on peut dire sans se trom­per que leur anti­ca­pi­ta­lisme est tronqué : ils s’en prennent à tel ou tel aspect du système – ce qui est souvent justi­fié – sans voir l’unité et la dyna­mique globale. Par exemple Monbiot se déclare anti­ca­pi­ta­liste dans la chro­nique hebdo­ma­daire qu’il tient dans le grand quoti­dien progres­siste The Guar­dian du 25 avril 2019 (traduit par Repor­terre : https://repor­terre.net/Le-capi­ta­lisme-nous-conduit-au-desastre). Il pointe deux « éléments déter­mi­nants » qui expliquent « l’échec » du capi­ta­lisme :

1. La crois­sance perpé­tuelle : « La crois­sance écono­mique est l’ef­fet cumulé de la quête d’ac­cu­mu­la­tion de capi­tal et d’ex­trac­tion de béné­fices. »

2. La propriété privée : « une personne a droit à une part aussi impor­tante des richesses natu­relles du monde que son argent peut en ache­ter. »

Certes, ce n’est pas faux, ces éléments sont les fonde­ments du capi­ta­lisme commer­cial depuis envi­ron trois ou quatre siècles. Mais aujourd’­hui, il y a d’autres « éléments fonda­men­taux » tout aussi impor­tants.

Surtout, pour lui, « l’échec » du capi­ta­lisme est qu’il nous conduit au « désastre » écolo­gique et envi­ron­ne­men­tal. Mais en quoi est-ce un « échec » ? Le capi­ta­lisme n’a jamais rien promis d’autre que de créer plus d’argent avec de l’argent, et de ce point de vue, il fonc­tionne actuel­le­ment à merveille. Qu’il apporte une aisance maté­rielle à certains au détri­ment d’autres – comme le souligne Monbiot – et que pour ce faire il ravage le monde – ce que ne semble pas comprendre Monbiot –, ce sont là des consé­quences « secon­daires » mais inévi­tables de sa dyna­mique.

Fonda­men­ta­le­ment, Monbiot, comme les autres écolo­gistes média­tiques, aime la marchan­dise, c’est-à-dire le rapport social qui fait que tout le monde va travailler tous les matins dans une entre­prise pour un salaire, que le travail est orga­nisé par un patron, que les produits du travail reviennent à l’en­tre­prise, que cette entre­prise les vend ensuite sur le marché et que les travailleurs achètent tous ces produits avec l’argent de leur salaire. Les Monbiot & Co aiment ce système, parce qu’eux sont en somme des cadres supé­rieurs : ils ne travaillent pas en usine, sur les plate­formes logis­tiques, ils ne sont pas agri­cul­teurs, routiers, femmes de ménage, etc. En tant que figures média­tiques, ils ont un confor­table salaire et peuvent se payer des marchan­dises qui ne sont pas la came­lote que l’on sert aux pauvres dans les super­mar­chés. Donc, ils ne remettent pas en ques­tion le sala­riat ni la marchan­dise, la subor­di­na­tion du travailleur dans l’en­tre­prise ni le fait que d’autres travaillent pour eux dans des condi­tions moins confor­tables.

Le fonde­ment du capi­ta­lisme, c’est avant tout cela : la dépos­ses­sion de chacun de ses propres moyens d’exis­tence, qui a pour consé­quence que tout le monde est obligé de se vendre pour un salaire afin de pouvoir ache­ter les marchan­dises néces­saires à son exis­tence. Et bien sûr, au passage, les capi­ta­listes se mettent de l’argent plein les poches sur le dos des travailleurs.

Le véri­table désastre, il est là, et depuis le début du capi­ta­lisme indus­triel, il y a envi­ron deux ou trois siècles en Angle­terre. Il est dans la dépos­ses­sion et la subor­di­na­tion des « pauvres », dans l’ac­ca­pa­re­ment et la domi­na­tion des « riches ». Ce rapport social (comme dirait Marx), depuis qu’il s’est géné­ra­lisé, a créé énor­mé­ment de souf­frances humaines et de dégra­da­tions écolo­giques. Nuisances que les « pauvres » ont combat­tues dès le début et conti­nuent à combattre aujourd’­hui, sans attendre les leçons d’an­ti­ca­pi­ta­lisme des rentiers de l’éco­lo­gie spec­ta­cu­lai­re…

Lorsque Monbiot se fait l’apôtre de l’in­dus­trie nucléaire au prétexte qu’elle n’est pas aussi dange­reuse qu’il n’y paraît (il n’y avait pas de monceaux de cadavres à Fuku­shima, c’est donc que tout va bien ; voir son ignoble tribune en 2011 à ce sujet), on sent bien que cet « anti­ca­pi­ta­liste » n’est pas du tout inté­ressé à remettre en ques­tion la dépos­ses­sion et la subor­di­na­tion qu’im­plique, pour des millions de personnes (sala­riés, consom­ma­teurs et futurs irra­diés), cette indus­trie la plus capi­ta­lis­tique au monde.

Nico­las Casaux : Effec­ti­ve­ment, Monbiot ne s’op­pose pas réel­le­ment, par exemple, à la propriété privée ni à la crois­sance. Ce qui le gêne, c’est davan­tage la propriété foncière. Et les auteurs vers lesquels il renvoie en ce qui concerne des modèles écono­miques alter­na­tifs — Naomi Klein et Kate Raworth, notam­ment — ne sont pas anti­ca­pi­ta­listes, n’ont pas de problème avec la propriété privée, ni avec ce que tu soulignes ici.

Au plus simple, l’idée promue et promise par Monbiot, Klein, Dion, Delan­noy, etc., idée qui, comme tu viens de le souli­gner, n’est pas vrai­ment anti­ca­pi­ta­liste, se rapporte à : moyen­nant quelques réformes et quelques inno­va­tions tech­no­lo­giques, la civi­li­sa­tion techno-indus­trielle capi­ta­liste pour­rait deve­nir durable, soute­nable, verte. Il nous suffi­rait de passer aux 100 % renou­ve­lables, et de conce­voir des tech­no­lo­gies plus vertes pour un peu tout, des frigos verts, des télé­vi­seurs verts, des smart­phones verts, des voitures vertes, etc. Et d’aug­men­ter le recy­clage. Les plus radi­caux de ceux qui promeuvent cette idée, ou quelque chose de simi­laire, l’agré­mentent de préten­tions socia­listes ou démo­cra­tiques, et parfois de velléi­tés légè­re­ment décrois­santes, ou de quelque sobriété insti­tuée. Les « écoso­cia­listes » comme Tanuro par exemple. L’ima­gi­naire (haute­ment) tech­no­lo­gique semble désor­mais large­ment domi­nant y compris dans la nébu­leuse écolo. Désor­mais, parce que dans les années 60 et jusque dans les années 80 et un peu au-delà, le mouve­ment pour des « tech­no­lo­gies appro­priées », et d’autres courants tech­no­cri­tiques, ont, semble-t-il, eu une certaine impor­tance. Des penseurs comme Mumford et Kaczynski ont souli­gné le fait qu’il existe diffé­rents types (niveaux) de tech­no­lo­gies dont certains appellent des orga­ni­sa­tions sociales par défi­ni­tion trop complexes et hiérar­chiques pour être réel­le­ment démo­cra­tiques. Que penses-tu de ce rêve de tant d’éco­los de parve­nir à des socié­tés écolo­giques, véri­ta­ble­ment démo­cra­tiques (fondées sur les prin­cipes de la démo­cra­tie directe) et haute­ment tech­no­lo­giques (fondées sur l’es­sen­tiel des tech­no­lo­gies modernes, en version « verte », et des sources d’éner­gies dites « vertes », panneaux solaires, éoliennes, etc.) ? Comment les aspi­ra­tions à une véri­table éman­ci­pa­tion, à davan­tage de liberté, d’au­to­no­mie, au moyen de démo­cra­ties directes par exemple, peuvent-elles se conju­guer avec la ques­tion tech­nique/tech­no­lo­gique et avec la ques­tion écolo­gique ?

Bertrand Louart : À écou­ter certains écolos, on a en effet l’im­pres­sion que les machines nous tombent du ciel ! Il semble qu’il n’y ait pas besoin de les conce­voir, de les produire, de les entre­te­nir, de les appro­vi­sion­ner en éner­gie et en matiè­re… L’in­fra­struc­ture indus­trielle qu’im­plique tout cela est admise comme une sorte d’évi­dence, de « phéno­mène natu­rel » dont l’exis­tence et le fonc­tion­ne­ment ne sont jamais ques­tion­nés, sinon à la marge. Comme le souligne un écolo­giste que tu cites dans un de tes articles :

« La plupart d’entre nous sommes moins déran­gés par l’idée de vivre dans un monde sans martres des pins, sans abeilles melli­fères, sans loutres et sans loups qu’à l’idée de vivre dans un monde sans médias sociaux, sans cappuc­ci­nos, sans vols écono­miques et sans lave-vais­selle. Même l’éco­lo­gisme, qui a un temps été motivé par l’amour du monde natu­rel, semble désor­mais plus concerné par la recherche de procé­dés un peu moins destruc­teurs qui permet­traient à une civi­li­sa­tion surpri­vi­lé­giée de conti­nuer à surfer sur inter­net, à ache­ter des ordi­na­teurs portables et des tapis de yoga, que par la protec­tion de la vie sauvage. » (Nico­las Casaux, « Les marchands d’illu­sions vertes occi­den­taux, des USA à la France, de Bill McKib­ben à Cyril Dion », février 2020)

Tant que l’on ne remet pas en ques­tion le carac­tère indus­triel de la produc­tion, la « démo­cra­tie directe », ou toute autre forme de consul­ta­tion des popu­la­tions, ne pourra jamais servir qu’à aména­ger le capi­ta­lisme indus­triel, à le repeindre en vert. Si la propriété privée des moyens de produc­tion impliquait déjà une subor­di­na­tion des sala­riés aux employeurs dès le XIXe siècle, de nos jours, cette subor­di­na­tion n’est plus seule­ment inscrite dans les formes juri­diques de la propriété, mais surtout dans l’or­ga­ni­sa­tion même de la produc­tion. L’ex­trême divi­sion du travail, la complexité inouïe des machines, les rami­fi­ca­tions gigan­tesques des réseaux d’ap­pro­vi­sion­ne­ment, la tech­ni­cité ultra sophis­tiquée des procé­dés mis en œuvre dans la produc­tion (autant que pour la consom­ma­tion, d’ailleurs), etc. qui peut prétendre maîtri­ser un tant soit peu les tenants et abou­tis­sants d’un tel mode de produc­tion ?

Le problème n’est pas que la produc­tion soit indus­trielle, car il est proba­ble­ment impos­sible de produire de l’acier, par exemple, néces­saire à l’ou­tillage le plus élémen­taire et aux machines les plus simples, autre­ment que de manière indus­trielle. Mais cela implique des mines de char­bon et de fer, des haut-four­neaux et des lami­noirs, des usines avec leurs ouvriers et leurs ingé­nieurs, toute une indus­trie sidé­rur­gique et méca­nique qui impliquent un ensemble de tâches pénibles dans des condi­tions haras­santes et une divi­sion du travail élar­gie. Pour autant une telle orga­ni­sa­tion pour­rait fonc­tion­ner de manière démo­cra­tique à l’échelle d’une région, car elle implique aussi une divi­sion du travail à cette échelle (il faut nour­rir les ouvriers, les vêtir, les loger, les distraire, etc.). C’était le projet du mouve­ment ouvrier révo­lu­tion­naire au XXe siècle.

Le problème aujourd’­hui est que toute produc­tion tend à deve­nir indus­trielle, que tous les aspects de notre vie soient enva­his par la marchan­dise, même les plus person­nels et intimes. Et cela au détri­ment des capa­ci­tés de produc­tion auto­nome des indi­vi­dus et des commu­nau­tés. Qui produit ou connaît ceux et celles qui produisent ce qu’il mange, la maison où il habite, les habits qu’il ou elle porte – sans parler des innom­brables machines que nous utili­sons main­te­nant ? Et donc toutes les déci­sions qui nous concernent direc­te­ment dans nos exis­tences sont prises par d’autres que nous, par les ingé­nieurs, les profes­sion­nels du marke­ting et de la publi­cité, les experts plus ou moins stipen­diés par l’in­dus­trie, les chefs d’en­tre­prises et les tech­no­crates de l’État, etc. Bref, des gens qui sont loin de nous et hors de notre portée, tout autant que les proces­sus maté­riels et produc­tifs qu’ils mettent en œuvre pour nous vendre leur came­lote. Dans ces condi­tions, la démo­cra­tie se limite néces­sai­re­ment au choix de la couleur des embal­la­ges…

Si on veut bâtir une société réel­le­ment démo­cra­tique et écolo­gique (et je pense que les deux vont néces­sai­re­ment de pair, ils s’im­pliquent l’un et l’autre), je suis convaincu qu’il faut reve­nir en arrière. Non pas à un moment du passé qui serait défini comme idyl­lique et parfait – il n’y en a pas et je n’ai pas inventé la machine à voya­ger dans le temps ! – mais à des formes d’or­ga­ni­sa­tion tech­niques et sociales plus simples, plus à la portée de la maîtrise et compré­hen­sion de chacun. Lewis Mumford avait déjà eu le courage de dire ça dans les années 1960 : « Les avan­tages authen­tiques que procure la tech­nique basée sur la science ne peuvent être préser­vés qu’à condi­tion que nous reve­nions en arrière, à un point où l’homme pourra avoir le choix, inter­ve­nir, faire des projets à des fins entiè­re­ment diffé­rentes de celles du système. » (« Tech­nique auto­ri­taire et tech­nique démo­cra­tique », Discours prononcé à New York, le 21 janvier 1963)

Cela va un peu plus loin que la « décrois­sance », qui se limite trop souvent à la ques­tion de la consom­ma­tion : il faudrait consom­mer moins de marchan­dises pour extraire moins de ressources sur une planète finie (l’éco­lo­gie est réduite à un problème de physique) ; d’où le côté parfois un peu mora­li­sa­teur et l’ap­pel à « déco­lo­ni­ser nos imagi­naires » (la société est réduite à un problème de psycho­lo­gie indi­vi­duelle). Les tenants de la « décrois­sance » se préoc­cupent trop peu à mon goût de la produc­tion et de ce que cela implique en termes d’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et sociale, au sens large.

Nico­las Casaux : J’au­rais dû commen­cer par : que devrait être l’objec­tif primor­dial à atteindre (pour nous humains, indi­vi­duel­le­ment et/ou collec­ti­ve­ment) ? Prépa­rer l’ef­fon­dre­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste ? Ou travailler à sa réforme, à l’éla­bo­ra­tion des proces­sus qui pour­raient-pour­ront la rendre soute­nable/démo­cra­tique ? Viser une espèce de « sortie du capi­ta­lisme », une recon­fi­gu­ra­tion/décons­truc­tion plus ou moins radi­cale de l’or­ga­ni­sa­tion sociale domi­nante, de la civi­li­sa­tion indus­trielle (en comp­tant sur des insur­rec­tions plus ou moins révo­lu­tion­naires) ? Ou, toute réforme ou sortie (même rela­ti­ve­ment) orga­ni­sée de la civi­li­sa­tion indus­trielle et du capi­ta­lisme étant stric­te­ment impos­sible, viser leur destruc­tion, afin de sauver ce qui peut l’être de ce qu’il reste du monde, d’en­rayer le plus tôt possible sa destruc­tion (ce que prône un Théo­dore Kaczynski par exemple) ? Ou autre chose encore ?

Bertrand Louart : Autre­ment dit, « Que faire ? » comme deman­dait déjà un Lénine il y a cent ans !

Le problème est que la puis­sance de la société capi­ta­liste et indus­trielle est telle que pour le moment, il semble bien diffi­cile non seule­ment de l’ar­rê­ter mais même simple­ment de la réfor­mer. Le rapport de force n’est clai­re­ment pas en faveur de ceux et celles qui veulent aujourd’­hui « sortir du capi­ta­lisme », quoi qu’on entende par là.

J’ai lu quelque part que « il faut 25 000 heures de travail physique humain pour produire la même quan­tité d’éner­gie conte­nue dans un seul baril de pétrole (160 litres). La puis­sance géné­rée par la consom­ma­tion d’éner­gie moyenne d’un Euro­péen équi­vaut au travail de 500 esclaves humains. » Cela donne une idée de la puis­sance dont disposent les États et l’Éco­no­mie (et donc les classes domi­nantes) pour conti­nuer d’im­po­ser le présent ordre des choses, et aussi et surtout de la dépen­dance dans laquelle chacun de nous se trouve main­te­nant à l’égard de ce système. Les collap­so­logues nous diront certai­ne­ment que ce système va bien­tôt s’ef­fon­drer du fait de la limi­ta­tion des ressources ; les marxistes du siècle dernier nous avaient déjà dit que le système allait bien­tôt s’ef­fon­drer sous le poids de ses contra­dic­tions internes (entre le déve­lop­pe­ment des forces produc­tives et les rapports de produc­tion, etc.). Tous ces gens sont des progres­sistes au pire sens du terme : ils attendent de l’ave­nir la solu­tion des maux du présent, c’est-à-dire laissent pour­rir la situa­tion au profit du système fina­le­ment (voir ma critique des ouvrages de Servigne & Co : Bertrand Louart, « La collap­so­lo­gie : start-up de l’happy collapse », 2019).

Pour­tant, en ce moment, il y a des mouve­ments sociaux et des mobi­li­sa­tions écolo­giques partout dans le monde. La gestion néoli­bé­rale du capi­ta­lisme plonge énor­mé­ment de gens dans la préca­rité, le chan­ge­ment clima­tique et l’ef­fon­dre­ment de la biodi­ver­sité montrent de manière évidente que le système n’est pas viable. Mais ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a aucun idéal social qui s’af­firme en contre­point de l’ordre exis­tant. J’ai l’im­pres­sion – et j’es­père que la suite me donnera tort ! – que la grande majo­rité ne remet pas en ques­tion la marchan­dise et les rapports sociaux qui vont avec : on veut « conti­nuer comme avant » avec une meilleure répar­ti­tion du gâteau, avec une gestion durable des ressources ; on veut les avan­tages du système sans les incon­vé­nients, la marchan­dise sans les nuisances qui vont avec. Or, tant que l’on ne rompt pas radi­ca­le­ment avec l’ima­gi­naire domi­nant (et des domi­nants), on s’ex­pose à une reprise en main auto­ri­taire de la société, une sorte de réforme par le haut, qui donne­rait un mini­mum de sécu­rité aux pauvres en échange de leur soumis­sion ; le revenu univer­sel serait une bonne solu­tion en ce sens, avec les contre­par­ties en termes de contrôle social, bien sûr, du genre social ranking écolo et social où chacun surveille tout le monde et réci­proque­ment et véri­fie que l’on se conforme bien aux injonc­tions du poli­ti­cally & ecolo­gi­cally correct (cf. Mara Hvis­ten­dahl, Bien­ve­nue dans l’en­fer du social ranking, 2018). Et donc, s’il y a quelque chose à faire aujourd’­hui, c’est bien d’af­fir­mer une rupture avec cet imagi­naire marchand, indus­tria­liste et progres­siste, et créer partout où c’est possible des lieux où d’autres valeurs sont pratiquées.

Contrai­re­ment à ce que croient et font accroire les insu­rec­tion­na­listes, les révo­lu­tions ne sortent pas de nulle part. La révo­lu­tion espa­gnole de 1937, par exemple, est le produit d’ima­gi­naires et de pratiques anar­chistes qui ont été diffu­sés dans la société durant des dizaines d’an­nées aupa­ra­vant, grâce à des revues, des pièces de théâtre, des orga­ni­sa­tions syndi­cales, des écoles alter­na­tives, des cours du soir, des caisses de grève, etc. Le tout émanant de la base, des classes ouvrières et popu­laires. Et si cette révo­lu­tion a été vain­cue, c’est moins à cause du talent stra­té­gique des fascistes, que du fait de la dupli­cité des stali­niens (c’est bien connu, voir Georges Orwell, Hommage à la Cata­logne, 1938) mais aussi — c’est moins connu — des compro­mis­sions des intel­lec­tuels anar­chistes. Contre les aspi­ra­tions de la base, ces derniers se sont ralliés à l’ima­gi­naire indus­tria­liste et ont subor­donné la révo­lu­tion au « déve­lop­pe­ment des forces produc­tives », recon­dui­sant ainsi les rapports sociaux hiérar­chiques et oppres­sifs propre au capi­ta­lisme. Les classes ouvrières et popu­laires voulaient réali­ser la révo­lu­tion tout de suite et étaient bien conscientes de ce que cela impliquait en termes d’or­ga­ni­sa­tion de la produc­tion et d’or­ga­ni­sa­tion sociale : « Nous propo­sons au monde ouvrier le retour à un point de départ perdu : la commune libre. Et à partir de cette base natu­relle [sic] nous struc­tu­re­rons la vie nouvelle, à partir d’une répar­ti­tion des instru­ments méca­niques réel­le­ment utiles, en reliant le déve­lop­pe­ment agri­cole des communes à ses déri­vés indus­triels en fonc­tion des besoins locaux précis. C’est-à-dire que l’in­dus­tria­li­sa­tion sera stric­te­ment restreinte aux produits qui vont avec une vie simpli­fiée où les besoins de l’es­prit ont davan­tage d’es­pace et de temps pour se culti­ver[1]. » C’est cela que je propose de commen­cer d’es­sayer à faire dès aujourd’­hui : la réap­pro­pria­tion de notre subsis­tance et des formes d’or­ga­ni­sa­tion sociales et poli­tiques à notre portée. L’idée est simple, il s’agit de reprendre en mains autant qu’il est possible notre exis­tence ici et main­te­nant, et cela ne peut se faire que collec­ti­ve­ment et sur une base égali­taire.

Nico­las Casaux : À ce propos, je voudrais reve­nir sur une chose que tu avances dans ton avant-dernière réponse : tu affirmes, en parlant d’une produc­tion indus­trielle d’acier, qu’une « telle orga­ni­sa­tion pour­rait fonc­tion­ner de manière démo­cra­tique à l’échelle d’une région ». « Pour­rait », au condi­tion­nel donc. C’est très hypo­thé­tique. L’échelle à laquelle une démo­cra­tie, une vraie démo­cra­tie, est possible, n’est sans doute pas déter­mi­nable d’une manière précise. Elle dépend de circons­tances, de beau­coup de facteurs diffé­rents. Pour Mumford, que tu cites : « la démo­cra­tie est une inven­tion de petite société. Elle ne peut exis­ter qu’au sein de petites commu­nau­tés. […] La démo­cra­tie requiert des rela­tions de face-à-face, et donc des commu­nau­tés de petites tailles, qui peuvent ensuite s’ins­crire dans des commu­nau­tés plus éten­dues, qui doivent alors être gouver­nées selon d’autres prin­cipes. »

Peut-être qu’une indus­trie de l’acier pour­rait s’or­ga­ni­ser, démo­cra­tique­ment, à l’échelle d’une région. Et peut-être pas. Person­nel­le­ment, je pense que ce serait très diffi­cile. En outre, tu affirmes qu’une indus­trie de l’acier est en quelque sorte une néces­sité fonda­men­tale de l’exis­tence humaine, parce que l’acier serait « néces­saire à l’ou­tillage le plus élémen­taire et aux machines les plus simples ». Tu n’es pour­tant pas sans savoir que l’hu­ma­nité a survécu fort long­temps sans indus­trie de l’acier, que beau­coup de socié­tés ont pros­péré, ont vécu très long­temps sur un même terri­toire, sans le détruire, en se passant très bien de toute indus­trie, y compris d’in­dus­trie de l’acier, sans « mines de char­bon et de fer », sans « haut-four­neaux et […] lami­noirs », sans « usines », sans « ingé­nieurs ». Et que de telles socié­tés n’étaient pour­tant pas dépour­vues « d’ou­tillage élémen­taire ». Consi­dé­rer qu’une indus­trie de l’acier est néces­saire, c’est donc déjà plus que discu­table.

Bertrand Louart : Je ne sais pas si indus­trie de l’acier est « une néces­sité fonda­men­tale de l’exis­tence humaine », comme tu dis. Je dirais plutôt que ça aide beau­coup d’avoir de bons et solides outils dans plein de domaines de la produc­tion.

Je suis menui­sier depuis main­te­nant plus de 20 ans. Pour l’ou­tillage à main, je sais que par le passé les forge­rons de villages étaient capables de produire de l’ou­tillage parfois de très bonne qualité à partir du fer, mais qu’il fallait souvent réaf­fû­ter. En ce qui concerne les machines-outils pour le travail du bois, elles sont contem­po­raines de la révo­lu­tion indus­trielle : elles sont mises au point et commer­cia­li­sées dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que l’in­dus­trie sidé­rur­gique est déjà bien déve­lop­pée.

Les machines-outils en char­pente, menui­se­rie, ébénis­te­rie ou encore luthe­rie permettent d’exé­cu­ter des tâches fasti­dieuses et haras­santes très rapi­de­ment. Jusqu’au début du XXe siècle, il y avait encore des scieurs de long dans les campagnes, qui sciaient les grumes (tronc d’arbre coupé et ébran­ché) pour en faire des planches : un au-dessus et un en dessous, à la force des bras, ils sciaient toute la jour­née et le soir réaf­fû­taient leurs lames. Je ne sais pas si tu as déjà essayé de rabo­ter une planche avec un rabot manuel : à condi­tion qu’il n’y ait pas de nœuds dans la pièce de bois (sinon, ils désaf­fûtent rapi­de­ment la lame et on arrache la fibre dans le contre­fil), on chope vite le coup de main et ça peut être agréable, mais c’est épui­sant ! Avec une scie à ruban, une dégau­chis­seuse et une rabo­teuse, ces opéra­tions de trans­for­ma­tion primaire peuvent être réali­sées en quelques minutes et de manière parfaite. Je crois qu’il n’y a pas beau­coup de menui­siers qui voudraient s’en passer de nos jours !

La dégau­chis­seuse de 1950 dont parle Bertrand (voir ci-après)

Ces machines sont très simples méca­nique­ment (du moins dans leur prin­cipe, les construc­teurs les compliquent à loisir de nos jours), et pour peu qu’elles soient bien entre­te­nues, elles peuvent durer très long­temps. Dans l’ate­lier où je travaille, on a une dégau­chis­seuse qui date de 1950 (voir photo). On a changé les roule­ments à billes du cylindre qui porte les lames (au centre de la machine), il y a 5 ans. C’est diffi­cile de savoir s’ils étaient d’ori­gine, et sinon combien de fois ils ont été chan­gés. Quoi qu’il en soit, c’est une machine qui a 70 ans et qui peut encore fonc­tion­ner assez bien durant au moins les 70 prochaines années. Bien sûr, cela implique que l’on produise encore des lames et des roule­ments à billes. Au passage, le roule­ment à billes est une grande inven­tion qui permet de réduire consi­dé­ra­ble­ment les frot­te­ments (et donc la dépense d’éner­gie) dans tous les essieux et autres dispo­si­tifs méca­niques mobiles. Mais ce sont des pièces de préci­sion, qui ne supportent pas la médio­crité d’exé­cu­tion : il faut impé­ra­ti­ve­ment les produire de manière indus­trielle. Bien entre­te­nus, ils peuvent durer entre 20 et 30 ans, voire plus.

Bien sûr, on peut se passer de meubles, de char­rettes, de maisons, etc. Comme tu le dis, beau­coup de peuples ont vécu ainsi et cela jusqu’à une époque pas si loin­taine. Donc en effet, une indus­trie de l’acier n’est pas abso­lu­ment néces­saire à l’exis­tence humaine.

Tout dépend de la manière dont on veut vivre et du travail social que l’on est prêt à y inves­tir. Le grand problème, c’est que dans l’his­toire de toutes les civi­li­sa­tions, ce sont les classes domi­nantes qui ont répondu à ces ques­tions en impo­sant leur manière de voir et en confisquant une grande partie du travail social pour réali­ser leurs vues en la matière. Pour autant faut-il reje­ter, avec la domi­na­tion, tout l’hé­ri­tage de la civi­li­sa­tion ? Je ne le pense pas.

Il me semble plus inté­res­sant, dans les circons­tances actuelles, de faire ce que préco­ni­sait Simone Weil : « de sépa­rer, dans la civi­li­sa­tion actuelle, ce qui appar­tient de droit à l’homme consi­déré comme indi­vidu et ce qui est de nature à four­nir des armes contre lui à la collec­ti­vité, tout en cher­chant les moyens de déve­lop­per les premiers éléments au détri­ment des seconds » (S. Weil, Réflexion sur les causes de la liberté et de l’op­pres­sion sociales, 1934). Et donc d’ef­fec­tuer un tri, sur la base de « l’in­ven­taire exact de ce qui dans les immenses moyens accu­mu­lés, pour­rait servir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpé­tua­tion de l’op­pres­sion » (Revue Ency­clo­pé­die des Nuisances n°1, « Discours préli­mi­naire », novembre 1984).

Il est évident qu’une centrale nucléaire, vu la quan­tité de travail social qu’elle néces­site, la concen­tra­tion de la puis­sance qu’elle réalise et la forme très hiérar­chi­sée du pouvoir poli­tique qu’elle suppose (sans parler des nuisances biolo­giques qu’elle impose avec l’iné­vi­table dissé­mi­na­tion des radio-éléments) « ne pourra jamais servir qu’à la perpé­tua­tion de l’op­pres­sion » (cf. mon texte « ITER ou la fabrique d’ab­solu »).

Ça devrait l’être aussi pour bien d’autres indus­tries, comme l’élec­tro­nique et l’in­for­ma­tique ou l’agro-alimen­taire par exemple. La seconde entrai­nant la défo­res­ta­tion, la destruc­tion de la biodi­ver­sité – l’ex­ploi­ta­tion de la faune sauvage dans les anciennes forêts primaires engen­drant la dissé­mi­na­tion de virus patho­gènes (cf. les travaux de Rob Wallace) – et la première permet­tant les satis­fac­tions virtuelles d’une vie confi­née dans les centres urbains et indus­triels… Parfaite syner­gie !

Mais ce n’est pas parce que la produc­tion indus­trielle et ses machines ont acca­paré toute produc­tion aujourd’­hui qu’il faut se passer en tout et pour tout de toute produc­tion indus­trielle et de toutes les machines. Ce qui est certain, c’est que à partir du moment où le pillage et l’im­por­ta­tion massive d’éner­gie fossile cessent, énor­mé­ment de machines que l’on utilise actuel­le­ment ne peuvent plus fonc­tion­ner. La produc­tion et l’em­ploi de machines sera à recon­si­dé­rer tota­le­ment, en fonc­tion de l’éner­gie qu’est capable de produire la société, loca­le­ment et avec les ressources renou­ve­lables. Or, cette tâche consti­tue autant de travail social sous­trait aux acti­vi­tés élémen­taires et immé­diates de subsis­tance de la commu­nauté. L’uti­li­sa­tion des machines ne peut être consi­dé­rée comme utile ou avan­ta­geuse que dans la mesure où le travail social qu’elles mobi­lisent reste infé­rieur à celui qu’elles épargnent par leur usage. Or, il est loin d’être évident que ce rapport soit toujours et systé­ma­tique­ment en leur faveur, contrai­re­ment à ce que croient les progres­sistes qui oublient que l’éner­gie doit elle-même être produite (voir José Ardillo, Les illu­sions renou­ve­lables, Éner­gie et pouvoir: une histoire, 2015).

D’au­tant que la plupart des machines sont actuel­le­ment conçues de manière à privi­lé­gier la puis­sance au détri­ment du rende­ment : on mobi­lise et on gaspille toutes les ressources possibles (et notam­ment les éner­gies fossiles) pour obte­nir le plus rapi­de­ment un résul­tat net et précis. C’est évidem­ment tout le contraire qu’il faudrait faire : privi­lé­gier le rende­ment au détri­ment de la puis­sance, utili­ser au mieux les ressources locales et que l’on produit soi-même, démul­ti­plier l’ac­ti­vité auto­nome des humains et de la nature, afin d’ob­te­nir un résul­tat satis­fai­sant sur le long terme. Autre­ment dit, la manière dont on conçoit les machines et la tech­nique est à revoir de fond en comble afin d’y inté­grer une atten­tion aux ressources sociales autant que natu­relles qu’elles mobi­lisent. De ce point de vue, il est certain que la trac­tion animale est beau­coup plus effi­cace dans la plupart des situa­tions qu’un moteur à explo­sion.

Une telle approche, en tout cas, encou­ra­ge­rait l’in­ven­ti­vité de chacun et de chacune et favo­ri­se­rait la plura­lité des systèmes tech­niques plutôt qu’une tech­no­lo­gie mono­li­thique, venue d’en haut, conçue par une caste d’in­gé­nieurs qui ont inté­rio­risé les exigences et les présup­po­sés de l’in­dus­trie et qui contri­buent, par leurs choix tech­niques, à les relayer et à les impo­ser à toute la société.

Nico­las Casaux : Merci pour cet entre­tien. Cela dit, pour rebon­dir une dernière fois sur ta réponse : je n’ai pas parlé de « reje­ter, avec la domi­na­tion, tout l’hé­ri­tage de la civi­li­sa­tion », j’ai juste posé la ques­tion de savoir si une indus­trie de l’acier pouvait être démo­cra­tique, ce qui rejoint d’ailleurs en partie la cita­tion de Weil que tu rapportes, mais disons que la ques­tion demeure ouverte, même si, à mes yeux, « des mines de char­bon et de fer, des haut-four­neaux et des lami­noirs, des usines avec leurs ouvriers et leurs ingé­nieurs, toute une indus­trie sidé­rur­gique et méca­nique qui impliquent un ensemble de tâches pénibles dans des condi­tions haras­santes et une divi­sion du travail élar­gie », c’est diffi­ci­le­ment démo­cra­tique ; en outre, on dispose de meubles, de char­rettes et de maisons depuis bien avant l’avè­ne­ment de l’in­dus­trie de l’acier. Quoi qu’il en soit, ceux que les sujets discu­tés ici inté­ressent sont invi­tés à prolon­ger la réflexion en consul­tant le très bon blog tenu par Bertrand : https://snia­de­cki.word­press.com/


  1. Jour­nal Tierra y Liber­tad, 18 juillet 1931. Cité dans Myrtille Gonzalbo, gimé­no­logue, Les Chemins du commu­nisme liber­taire en Espagne, 1868–1937, vol. II, “L’anar­cho-syndi­ca­lisme travaillé par ses préten­tions anti­ca­pi­ta­listes, 1910-juillet 1936” éd. Diver­gences, 2018, p. 156. Sur l’op­po­si­tion entre “commu­na­listes” et “indus­tria­listes”, voir le chapitre 5.

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