Remix stratégique pour le Moyen-Orient

Remix stratégique pour le Moyen-Orient

par Alastair Crooke.

La Fin d’une Ère. À la fin de la Première Guerre Mondiale, les symptômes de la fin de l’Ère Européenne étaient déjà évidents : des articulations diplomatiques douloureuses, une vision politique déficiente et la santé financière générale du patient sur le point de basculer, alors que les politiques monétaires restrictives des Banques Centrales inauguraient la Grande Dépression. Mais la « vie » a continué : Les hommes et les femmes européens ont continué de danser le Cancan tout au long des années 20. C’était le cabaret, la fête. Personne ne voulait reconnaître les présages de ce qui arrivait.

Le mois dernier, un universitaire israélien a estimé que la future architecture du Moyen-Orient était entre les mains de trois États « de l’intérieur » : l’Iran, la Turquie et Israël. C’était une observation intéressante. Aucun n’est arabe ; et cela implique un désengagement progressif des États-Unis et un modeste rôle de « faiseur de rois » pour la Russie.

Ce qui rend cette déclaration intrigante, c’est l’accent mis sur trois États seulement et la minimisation de l’intervention extérieure en tant que principal « façonneur » de la future « carte » stratégique. Il est implicite que tous les trois font jouer leurs muscles militaires. Mais les diplomates et les analystes politiques préfèrent généralement rester sur le plan de la politique et des intérêts nationaux. Ils n’aiment pas le fait que l’issue d’une contestation militaire, en soi, puisse déterminer les résultats politiques, et donc valider ou infirmer les intérêts nationaux. C’est une offense à la diplomatie. Mais souvent, il en est ainsi. La région, à l’heure actuelle, n’est pas vraiment susceptible de faire l’objet d’une approche conceptuelle directe : Ainsi, l’accent mis sur le résultat de la contestation militaire, les épreuves de force, puis sur l’autre dynamique – bien différente – du Covid-19 et ses effets économiques, a plus de sens que le calcul traditionnel des intérêts purement politiques.

Et, bien sûr, mélanger dans ce « pudding » d’épreuves de force militaires des trois puissances les effets possibles d’un événement extérieur – comme une épidémie de coronavirus, sur laquelle tout n’est que supposition – n’est facile pour aucun analyste. Néanmoins, essayons…

Considérons la Turquie : Ses dirigeants ont jeté leur masque. Ah oui, la Turquie a soutenu les opposants islamistes (modérés ?) au Président Assad ? Mais, soudainement, le masque est tombé – « Idlib est à nous » (c’est-à-dire turc). « Alep comme Hatay, est aussi turque ». Néo-Ottomanisme ; Panturquisme. Oui, le monde arabe l’a constaté, et les pays du Golfe se réconcilient rapidement avec Damas contre ce néo-Ottomanisme.

Et, au moment même où ce projet explicitement revanchiste semblait menacé d’échec – sous la pression militaire directe de la Syrie et de ses alliés – Ankara a tout simplement envoyé ses propres troupes en soutien aux forces d’Al-Qaïda, et a même fait appel à des renforts ouïghours et tchétchènes djihadistes de Jisr al-Shagoor (les pires des pires, des extrémistes). Dès lors, nous n’avons plus entendu parler, dans les milieux occidentaux, de ces forces « modérées » avec lesquelles la Turquie est liée.

Certains soldats turcs (+ de 34), mêlés à ces forces extrémistes, ont été tués, alors qu’ils tentaient de s’exiler de Saraqib, lorsque celle-ci est retombée aux mains des forces syriennes et alliées. Les dirigeants turcs sont devenus fous de rage. La rhétorique de la « trahison » a pris des proportions démesurées ; puis, au mépris de leur accord avec le Président Poutine, ils ont déclenché un barrage de drones d’attaque « suicide » contre les forces syriennes (et les installations militaires) – et ont tué séparément un bon nombre d’Iraniens et de membres du Hezbollah, au passage.

Quel est le rapport avec l’avenir stratégique du Moyen-Orient ? Et bien ceci : La puissante armée turque s’est retrouvée avec le nez en sang (bien au-delà des plus de 34 morts turcs après Saraqib), à cause de la stratégie de guerre asymétrique mise en place contre elle. Que cela soit bien clair : La deuxième plus grande armée permanente de l’OTAN a été battue par des forces plus petites, irrégulières (mais expérimentées).

Et pire encore, après 24 heures pendant lesquelles la Turquie s’exaltait à cause du succès extraordinaire de ses drones armés (lancés pendant un cessez-le-feu rompu appelé par la Russie) qui devaient faire pencher la balance du pouvoir au Moyen-Orient, les défenses aériennes syriennes et les moyens de guerre électronique (probablement russes) ont totalement neutralisé la menace des drones turcs.

Image montrant l’abattage d’un drone turc dans le nord-ouest de la Syrie, le 1er mars 2020. (Photo IHA)

Faisons le bilan : La Turquie a été exposée comme ayant utilisé l’Islamisme (et les djihadistes d’Al-Qaida) comme simple couverture de ses véritables ambitions néo-ottomanes et pan-turques revanchistes. Le masque est tombé. Il ne peut être remplacé. Ni son armée, ni ses drones armés, ne se sont avérés être les instruments de changement que les dirigeants turcs imaginaient. La Turquie s’est également aliéné l’Europe par le chantage aux réfugiés (Erdogan n’a-t-il pas pris en compte l’impact du « virus » sur le sentiment migratoire européen ?)

Erdogan a rendu furieux les militaires russes ; et dans un avertissement conjoint sans précédent, les militaires iraniens et du Hezbollah ont déclaré que les troupes turques deviendraient vulnérables, si la Turquie continuait sur cette voie. Cette fois, la Turquie a « énervé » à peu près tout le monde.

Mais ce n’est pas tout. Le virus affecte aussi un autre calcul : La dette – en particulier la dette souveraine – est soudainement considérée avec un grand scepticisme, suite au soudain « choc de l’offre » mondial. L’économie turque est en proie à de graves difficultés, mais contrairement aux épisodes précédents, où les Chinois ont aidé la livre turque à se maintenir à flot, ils n’ont pas été impressionnés par les efforts de Erdogan pour protéger et utiliser (quelque 3 000) djihadistes ouïghours comme un outil turc pratique. Les problèmes s’accumulent… et certains signes montrent que le soutien politique interne de Erdogan se fragmente (même au sein de son propre parti au pouvoir).

Poutine a vu la situation : Le conflit entre la Russie et la Turquie ne profite qu’à l’Amérique. Il a lissé les plumes ébouriffées de Erdogan, caressé son ego – et « retiré du tableau » la M4, la M5 et (finalement) Idlib aussi. Le « cessez-le-feu » du 5 mars est un accord temporaire. Il ne durera pas, mais il met les choses par écrit. Idlib est l’épingle qui a fait éclater le ballon turc. Cela représente un changement stratégique régional majeur.

Examinons maintenant l’autre pôle de l’équation stratégique militaire : L’Iran a amplement démontré une prouesse militaire efficace – tant en termes de technologie de missiles, de drones et de guerre électronique, qu’en adoptant une capacité offensive radicalement décentralisée, amorphe et ambiguë. Elle n’est pas parfaite : elle n’est pas destinée à s’opposer aux États-Unis ou à Israël ; mais elle peut imposer des coûts asymétriques à n’importe quel adversaire, et les répartir dans toute la région.

Les États du Golfe sont parvenus à cette entente, tout comme Israël, qui ne peut pas faire face à une guerre sur plusieurs fronts, pas plus que l’Iran ne peut l’emporter dans un face-à-face avec les États-Unis. (Bien que la capacité américaine à surmonter ce dernier, n’existe probablement plus. Les États-Unis ne peuvent plus envahir l’Iran de manière crédible afin de réprimer un assaut de missiles dissimulé et prolongé contre des cibles américaines et israéliennes). En bref, l’Iran a acquis une sorte d’avantage militaire – suffisant pour établir la dissuasion, du moins.

Et après la dynamique militaire, nous sommes amenés à la géopolitique et à l’économie du Coronavirus.

Le virus a provoqué un « choc » soudain et étranger à l’économie réelle. Le virus n’est pas comme la « grippe » saisonnière. Il est beaucoup plus infectieux (le virus étant dans la gorge, plutôt que dans les poumons) et se propage par des gouttelettes de toux et d’éternuement qui s’attardent pendant plusieurs jours sur des objets que d’autres personnes touchent ensuite. Mais contrairement à la grippe saisonnière, les porteurs du Covid-19 peuvent avoir le virus, mais ne pas avoir la maladie (c’est-à-dire ne présenter aucun symptôme), ce qui rend difficile l’identification de toute chaîne d’infection – ou la prise de mesures de confinement appropriées. Les experts médicaux, cependant, ne connaissent pas les circonstances de la création du Covid-19 (présumé être zoonotique, mais sans preuve) ; ne connaissent pas son taux de reproduction, son taux de mortalité et ne savent pas s’il est affecté par les saisons. Il semble avoir déjà muté une fois, produisant à la fois une variante plus douce et une variante plus mortelle.

En bref, quiconque dit combien de temps ce virus va durer ne fait que deviner. (La « grippe espagnole » – pour illustrer la nature des « inconnues » virales – a commencé à la fin de 1917, a traversé trois phases distinctes en 1918, a muté et est devenue plus mortelle en août 1918 (le pic de létalité ayant eu lieu en septembre-novembre) et a commencé à diminuer en 1919. Elle a infecté un tiers de la population mondiale et tué entre 50 et 100 millions de personnes en Europe, en Amérique du Nord et en Asie.

Alors, face à une telle incertitude, que pouvons-nous dire du Moyen-Orient ? Eh bien, le premier point est que ce choc économique arrive à la fin d’un cycle de dette et de crédit à long terme, les Banques Centrales ayant « gonflé » la valeur des actifs avec des injections de liquidités et des taux d’intérêt proches de zéro. Et voici le point : en réalité, depuis quelques décennies maintenant, toute la politique occidentale (et chinoise) est orientée vers la stimulation de la demande. Tous les « outils » étaient monétaires et visaient à inciter les gens à dépenser et à consommer davantage.

Mais un « arrêt soudain de l’offre » provoqué par une pandémie ne peut être corrigé par des moyens monétaires ou des taux d’intérêt. La délocalisation des usines et la coupure des lignes d’approvisionnement impliquent également un « arrêt de la demande », qui n’est que l’autre facette de la « pièce » de la production (les travailleurs sont licenciés ou leur salaire est réduit).

Déjà, le commerce est au point mort, le tourisme s’est éteint et les marchés fluctuent à vue d’œil. Le virus remet même en question les chaînes d’approvisionnement mondialistes et la politique monétaire occidentale. Lorsque la « Fed » américaine a annoncé une réduction d’urgence de 0,5% des taux d’intérêt – la première depuis 2008 – les marchés ont chuté. Bien sûr, on va maintenant parler de mesures fiscales. Mais même les mesures fiscales ne peuvent ouvrir des usines, fermées par la maladie et la quarantaine. Ce que les mesures fiscales peuvent faire, c’est subventionner ad interim des entreprises qui seraient autrement en difficulté. Mais cela irait directement à l’encontre de notre culture du laissez-faire (et, dans l’UE, de ses règles directes).

Quelle sera l’ampleur des conséquences pour le Moyen-Orient ? Personne ne connaît la chronologie, ni la virulence finale de ce virus. (La grippe saisonnière a un taux de mortalité de 0,2% des personnes infectées, mais l’OMS estime à 3,4% le taux de mortalité du Coronavirus. Le pire scénario pour le Royaume-Uni est un demi-million de morts). Il est peu probable que les soins de santé régionaux puissent soutenir les prévisions d’hospitalisation de 15 à 20 % des personnes infectées par le Covid-19, qui devront être hospitalisées. Le système de santé européen ne le peut pas non plus. On estime que son pic est pour le début de l’été.

Ensuite, il y a les conséquences économiques : Le tourisme est mort, les marchés mondiaux s’effondrent et tout le monde s’inquiète de l’énorme surabondance de dettes d’entreprises et de dettes souveraines – si l’arrêt de l’offre devait se prolonger. Bien sûr, les producteurs de pétrole seront les plus vulnérables – lire les États du Golfe. Le Pétrole WTI se négocie déjà autour de 40$. Mais aussi, ceux qui sont les plus intégrés dans le système financier de New York peuvent être vulnérables aux turbulences financières et aux faillites – lire Israël et les États du Golfe.

Il est peu probable que quiconque échappe aux effets du Coronavirus, d’une manière ou d’une autre. Même si la crise du Covid-19 se calme aujourd’hui, il est peu probable qu’il y ait un retour en arrière économique. Les effets s’étendront sur les deux trimestres suivants. Pour l’instant, c’est l’Iran qui le ressent le plus ; mais les rebondissements dans la vie d’un virus peuvent être capricieux : pourquoi l’Italie a-t-elle été si durement frappée en Europe ? Personne ne le sait (il semble qu’elle ait la mutation « L » la plus virulente).

Donc, pour résumer : Stratégiquement, la Turquie a perdu son jeu du « poulet » en Syrie et pourrait être sur le point de connaître une implosion économique – qui ne sera atténuée que par sa préparation, ou non – à se plier aux exigences de Moscou et de Pékin. L’Iran survivra – les Chiites ont une longue expérience des difficultés – et l’Iran est trop important pour échouer, que ce soit pour la Chine ou la Russie. Les oligarques libanais, irakiens et jordaniens ainsi que les Zaim (directions sectaires) étaient sur la « liste critique », avant même que les effets économiques de la crise du Coronavirus ne les touchent à nouveau. Ils ne peuvent pas se réformer, et refusent de s’adapter. Le mécontentement va s’aggraver et les protestations générées par les effets du virus vont proliférer, tout comme le mécontentement en Corée du Sud et au Japon à propos du Covid-19 a déjà été dirigé contre leurs dirigeants.

Mais les États du Golfe, déjà politiquement affaiblis par l’humiliation de type « Accords Sykes-Picot » sur laquelle Trump insiste dans son ultimatum « l’accord du siècle » – et pris entre l’enclume de la politique de Washington à l’égard de l’Iran et le marteau de la riposte iranienne – souffriront économiquement d’une manière à laquelle ni leurs dirigeants, ni leurs populations bénéficiaires ne sont préparés. Le pétrole autour de 40$ (WTI), et une industrie touristique paralysée aussi longtemps que durera le Covid-19, représentent un nouveau « choc » pire que le « choc » de vulnérabilité d’Aramco de septembre.

La carte stratégique est en train de changer.

source : Strategic Remix for the Middle East

traduit par Réseau International

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À propos de l'auteur Réseau International

Site de réflexion et de ré-information.Aujourd’hui nous assistons, à travers le monde, à une émancipation des masses vis à vis de l’information produite par les médias dits “mainstream”, et surtout vis à vis de la communication officielle, l’une et l’autre se confondant le plus souvent. Bien sûr, c’est Internet qui a permis cette émancipation. Mais pas seulement. S’il n’y avait pas eu un certain 11 Septembre, s’il n’y avait pas eu toutes ces guerres qui ont découlé de cet évènement, les choses auraient pu être bien différentes. Quelques jours après le 11 Septembre 2001, Marc-Edouard Nabe avait écrit un livre intitulé : “Une lueur d’espoir”. J’avais aimé ce titre. Il s’agissait bien d’une lueur, comme l’aube d’un jour nouveau. La lumière, progressivement, inexorablement se répandait sur la terre. Peu à peu, l’humanité sort des ténèbres. Nous n’en sommes encore qu’au début, mais cette dynamique semble irréversible. Le monde ne remerciera jamais assez Monsieur Thierry Meyssan pour avoir été à l’origine de la prise de conscience mondiale de la manipulation de l’information sur cet évènement que fut le 11 Septembre. Bien sûr, si ce n’était lui, quelqu’un d’autre l’aurait fait tôt ou tard. Mais l’Histoire est ainsi faite : la rencontre d’un homme et d’un évènement.Cette aube qui point, c’est la naissance de la vérité, en lutte contre le mensonge. Lumière contre ténèbres. J’ai espoir que la vérité triomphera car il n’existe d’ombre que par absence de lumière. L’échange d’informations à travers les blogs et forums permettra d’y parvenir. C’est la raison d’être de ce blog. Je souhaitais apporter ma modeste contribution à cette grande aventure, à travers mes réflexions, mon vécu et les divers échanges personnels que j’ai eu ici ou là. Il se veut sans prétentions, et n’a comme orientation que la recherche de la vérité, si elle existe.Chercher la vérité c’est, bien sûr, lutter contre le mensonge où qu’il se niche, mais c’est surtout une recherche éperdue de Justice.

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