Parti conservateur : Pourquoi Jason Kenny appuie Erin O’Toole plutôt que Peter MacKay

Le premier ministre albertain Jason Kenney a créé la surprise en soutenant la candidature d’Erin O’Toole plutôt que celle de Peter MacKay, qui semblait jusque-là le favori dans la course à la direction du Parti Conservateur. Kenney a justifié son geste par trois arguments.

Premièrement, il faut, explique-t-il, un leader en mesure d’unifier le parti. Précisons que O’Toole est identifié à la branche « Reform Party », alors que Mackay est considéré comme un « red tory », parce qu’il faisait partie du Parti progressiste-conservateur lors de la fusion avec le Reform Party.

Deuxièmement, ajoute Kenney, O’Toole parle français. MacKay le parle péniblement et ses chances de faire des gains au Québec sont pratiquement inexistants. Quant à O’Toole, nous ne connaissons pas son aisance en français. Mais ce critère est secondaire, car l’expérience historique a démontré qu’aucun parti ne peut conquérir le Québec sans un chef qui provient de cette province.

Le troisième argument est plus sérieux. MacKay est élu au Nouveau-Brunswick. O’Toole est député dans la banlieue de Toronto, où le Parti Conservateur doit faire des gains s’il veut accéder au pouvoir. Les Conservateurs veulent rééditer la performance de Stephen Harper, qui a formé un gouvernement majoritaire avec seulement cinq élus au Québec, mais une forte députation ontarienne.

Quatrièmement, Kenney fait davantage confiance à O’Toole qu’à MacKay pour « se battre pour les intérêts de l’Ouest canadien ». Pour Kenney, cela se résume à la construction de pipelines pour acheminer le pétrole albertain sur les marchés mondiaux. Alors, pourquoi avoir rejeté MacKay, associé comme tout bon politicien nouveau-brunswickois à la famille Irving, qui possèdent d’importantes installations pétrolières au Nouveau-Brunswick ? Pour le comprendre, un petit retour sur le projet Énergie Est s’impose.

 

La famille Irving

Dans son livre Pipe Dreams, The Fight for Canada’s Energy Future (Viking, 2018), le journaliste Jacques Poitras rappelle qu’Arthur Irving s’est montré très intéressé, dès le départ, au projet de pipeline conçu par Frank McKenna, l’ancien premier ministre du Nouveau-Brunswick.

En novembre 2011, McKenna présentait ce qui allait devenir le projet Énergie Est comme l’alternative au pipeline Keystone XL, dont la construction était bloquée par l’administration américaine. McKenna avait toujours été proche d’Arthur Irving et il siégeait au conseil d’administration de Canadian Natural Resources, une entreprise impliquée dans l’exploitation des sables bitumineux.

Arthur Irving voyait son intérêt dans le projet parce que, faute d’autres débouchés, le pétrole albertain était vendu au rabais aux États-Unis, soit 27 $ de moins le baril que les cours mondiaux. Ses concurrents détenaient donc un avantage certain avec l’importation à bas coût d’un pétrole auquel Irving n’avait pas accès.

Il faut préciser que le marché américain est important pour Irving. Le pétrole transformé en essence dans ses raffineries est en grande partie exporté par de petits bateaux-citernes vers la côte est des États-Unis. À l’époque, Irving était responsable des trois quarts des exportations d’essence du Canada vers les États-Unis.

Irving avait songé à faire transiter le pétrole de l’Ouest vers les ports de la Colombie-Britannique, pour ensuite emprunter le canal de Panama avant de rejoindre St-John. Mais le coût était prohibitif. Un pipeline, comme celui d’Énergie Est, permettait des économies de 1,2 milliard $ par année et l’annulation, à l’été 2012, du pipeline Northern Gateway compromettait un tel projet. Le transport du pétrole par train était une autre alternative. Mais les coûts étaient supérieurs au pipeline et le convoi qui a déraillé à Mégantic avait comme destination les raffineries d’Irving.

Arthur Irving s’enthousiasme donc pour l’idée d’un pipeline de l’Alberta jusqu’à ses installations au Nouveau-Brunswick. Le port en eaux profondes de la Baie de Fundy pouvait accueillir de gros bateaux-citernes contrairement aux ports de Montréal et Québec. L’avantage commercial était patent.

Cependant, les choses se sont gâtées, lorsqu’Irving et TransCanada, le prometteur du projet Énergie Est, ont commencé à faire leurs comptes. Irving refusait de s’engager à acheter un nombre prédéterminé de barils de pétrole des sables bitumineux. Depuis 50 ans, la famille Irving s’était toujours approvisionnée sur les marchés mondiaux au meilleur coût possible, que le pétrole provienne de l’Arabie saoudite, de la Norvège, du Royaume-Uni, du Nigeria, du Venezuela ou des États-Unis.

De leur côté, les producteurs de l’Ouest se sont mis à craindre d’être les otages d’Irving. Qu’arriverait-il si, à cause du brouillard, un bateau-citerne ne pouvait accoster et charger à son bord le pétrole? Le projet prévoyait cinq mégas bateaux-citernes pas semaine. Seul Irving possédait les installations nécessaires pour stocker le pétrole. Allait-on être obligé de le lui vendre à rabais comme c’était le cas aux États-Unis?

Les producteurs de l’Ouest ont alors discrètement planifié acquérir une parcelle de terrain dans le port de St-John pour construire leurs propres installations. Quand Arthur Irving a eu vent de ce projet, « il est devenu complètement fou de rage », raconte Jacques Poitras.

McKenna a dû intervenir comme médiateur. Une partie de la solution résidait dans la construction d’un terminal à Cacouna, rendant les producteurs de l’Ouest moins dépendants du port de St-John.

Les producteurs ont aussi exigé qu’Irving s’engage à acheter du pétrole albertain. Mais son engagement s’est limité à seulement 50 000 barils par jour, soit la quantité que ses raffineries – non conçues pour le pétrole des sables bitumineux – pouvaient traiter sans devoir investir dans de nouvelles installations fort coûteuses. 50 000 barils, alors que le pipeline pouvait transporter 1,1 million de barils par jour, c’était ridicule.

Finalement, la chute du prix du pétrole a eu raison du projet. En 2012, la différence entre le prix américain et le prix mondial n’était plus que de 3$. Énergie Est n’était plus rentable. Et les dirigeants d’Irving ont réaffirmé leur absence totale d’adhésion au patriotisme et au nationalisme économique canadien brandis par ses promoteurs.

Dans une entrevue au Financial Post, ils déclarent : « Nous sommes disposés à ajouter le pétrole de l’Ouest canadien à notre portfolio pourvu que les conditions économiques le dictent, mais probablement pas au détriment de barils de pétrole en provenance de l’Arabie ».

Il n’y a pas là de quoi se surprendre d’une entreprise bien connue pour pratiquer à grande échelle l’évitement fiscal à partir de ses filiales dans les Bermudes.

Déjà, en 1958, lorsque la Commission royale sur l’Énergie, mise sur pied par le gouvernement Diefenbaker, avait étudié la possibilité que les raffineries de l’est du pays soient obligées de traiter exclusivement du pétrole albertain, le patriarche Irving s’est présenté devant la commission pour s’y opposer.

Le prix du pétrole albertain était trop élevé. Irving n’en voulait pas. Il refusait que sa raffinerie soit obligée d’acheter du pétrole brut de l’Ouest à des prix supérieurs au brut importé d’autres pays. Ottawa s’est alors résigné à adopter une politique qui s’arrêtait à la frontière Ontario-Québec, laissant Irving libre d’importer du pétrole moins cher du Moyen-Orient.

On comprend donc pourquoi Jason Kenney et les producteurs de pétrole de l’Alberta ne font aucunement confiance à Peter MacKay, un politicien trop lié aux intérêts de la famille Irving.

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